En attendant l’édito, mise en ligne du texte « l’arbre qui m’a bercée » :
La vie était belle au village, j’avais sept ans, Papa m’aimait, Maman m’aimait, ma petite sœur m’embêtait mais c’était encore un bébé.
Ce jour-là je cueillais des pervenches au chemin de la Font du Roux dans la combe du Hêtre – un arbre que j’aimais car il cachait son pied dans un grand fouillis d’acacias pratiquement impénétrable, plein d’épines.
J’avais pratiqué un tunnel. Je m’y coulais. Et très vite, j’étais au hêtre qui offrait ses rameaux disposés en échelle. J’y grimpais jusqu’à la triple fourche qui était MON fauteuil. C’était MON arbre, MON secret, et seul mon père le savait.
Les autres enfants l’ignoraient qui n’y venaient jamais –et j’avais une preuve que ce hêtre n’était qu’à moi : quatre bonbons dans une boîte coincée entre des branches n’avaient jamais été mangés.
Donc, au bord du chemin et tout près de mon arbre, je cueillais des pervenches.
J’en avais fait une pelote énorme liée d’une herbe souple et je l’avais posée sur un tapis de lierre quand j’ai vu courir la mémée :
– Malissou, ma pauvre petite…
– quoi, Mémée ?
– Ton Papa…
– je n’ai pas dit :« son mal a empiré ? », j’ai soufflé gravement : « il est mort ».
– quel malheur, a soupiré simplement la mémée.
Et j’ai couru, tirée par elle, une pervenche aux doigts.
Maman n’était plus ma maman. Elle n’était qu’une plainte sourde, entre-coupée , qui s’épuisait, se reprenait, à la façon du cri d’un chien qui hurle la mort sous la lune.
Ma petite sœur, effrayée, geignait à l’unisson, se jetait à droite et à gauche, agrippée à sa mère et des voisines s’affairaient du haut en bas de la maison.
Afin qu’elle me voie j’ai tiré Maman par sa manche.
Elle m’a saisie si violemment que j’ai eu brusquement une peur indicible : Papa était déjà de l’autre côté de la vie et Maman louvoyait aux crêtes de l’abîme où nous allions tomber ensemble.
J’ai saisi la mémée Tasine par son long tablier d’aïeule et elle m’a rabattue contre elle.
Maman se débattait toujours dans les bras des voisines.
– Louise, ma Louise ! suppliait l’une d’elle
– j’emmène Malissou ! a soufflé la mémée, me serrant au creux de ses bras.
Je ne pleurais pas.
Je ne parlais pas.
J’avais peur des mots qui diraient mon père, la vie que nous aurions désormais, Maman hagarde et ma petite sœur prise au tourbillon du désordre. J’ai demandé :
– Mémée, laisse-moi aller à la Font du Roux, j’y ai oublié ma pelote de pervenches.
– Reviens-vite ! a dit la mémée Tasine. Ne me fais pas languir ce jour.
– oui, oui ! je finis juste le bouquet.
J’avais menti : le bouquet était fait.
Mais pouvais-je dire, à cette heure, que je voulais MON arbre, serrer son tronc entre mes bras, lui expliquer tout sans paroles, l’écouter me bercer de ses réponses d’arbre. Et j’allais, je courais.
Sans grimper à ses branches, j’ai saisi son fût à pleins bras, je meurtrissais ma joue à son écorce, je serrais de toutes mes forces, jamais plus, debout devant moi, je ne tiendrais ainsi mon père, jamais plus je n’appliquerais mon oreille à sa rude chemise jusqu’à entendre battre la force de son cœur qui accordait le mien. C’était fini. FINI. Et j’étreignais mon arbre, mes petits pieds contre son vaste pied, mes sandales sur ses racines bosselées que je sentais enfoncer mes semelles.
Le vent passait haut dans les branches. L’arbre s’est mis à clapoter, à déverser en moi des mots puissants et inaudibles, ceux que je voulais, que j’attendais.
Je percevais en lui le bruit des feuilles et des bêtes, et cela a grandi, a gagné le large des bois et le grand lointain de la vie. C’était si fort, soudain, qu’un rayon de soleil a ruisselé en gouttes larges, constellant d’ocelles mouvantes mon tablier d’écolière. Absente et éblouie je les suivais du bout d’un doigt et mes larmes, enfin, se sont mises à couler et les mots sont venus : Papa.
Mon cœur tapait contre l’écorce grise. Je le sentais bercé jusqu’à se mettre à l’unisson.
– Malissou ? appelait la mémée Tasine dans le chemin de la font du Roux.
– Oui, oui, Mémée.
J’ai posé ma peine au creux de mon arbre et glissé trois pervenches à trois fentes d’écorce.
– oui, oui, Mémée.
Au sol, j’ai redressé les herbes piétinées comme on fermerait une porte puis j’ai pris mon tunnel et dévalé la combe.
Elle m’attendait sur le chemin, le nez levé vers le sommet de l’arbre.
Par-dessus les acacias clairs qui ébauchaient une verdure printanière, le hêtre touchait le ciel bleu de ses rameaux puissants, encore noueux d’hiver.
La mémée m’a serrée contre elle.
– A ton âge, ton père se perchait toujours dans le hêtre.
J’aimais la mémée. Elle était, en ce jour, mon seul pôle solide.
– Viens voir, Mémée.
Toute petite, elle m’a suivie sous les épines d’acacias.
– Mémée, regarde là-haut : c’est MA fourche… Vois les pervenches dans l’écorce…
La mémée a bien regardé les pervenches… Puis moi… puis encore les pervenches, comme si elle voyait s’ouvrir le ciel.
Puis elle a tendu ses paumes vers mes joues pour ramener, vers elle, mon visage.
Le hêtre exhalait son silence sonore.
Ses lèvres sur mes yeux mouillés, la mémée a soufflé : « Ma grande… »
Et nous avons pu, l’une l’autre, embrasser doucement nos larmes.
Anne Pierjean