« Mon GOÛT d’ETRE »

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en semant semant

lettre de APJ à Raymonde et Louis, 6 mars 1996 :

Je vous ai souvent dit que mon mot préféré était ensemencement.

C’est aussi celui de Michel Serres qui l’a dit à Bernard Pivot. Sans doute l’ai-je précédé dans le choix. J’avais Huit ans lorsque j’ai découvert le mot d’une façon très innocente. Je me souviens, c’était une dictée sans titre. Sur une île déserte un homme avait un seul épi de blé. Il l’a semé.  En a eu dix qu’il a semés, puis cent qu’il a semés. Hivers  étés recommencés, un jour il a pu moudre et puis pétrir. Trouvez un titre a dit le maître.

Le doigt levé j’ai répondu : en semant, semant…

Très bien s’est étonné le maître. Et il a écrit au tableau ensemencement .

Musique. La semeuse inépuisable. L’éternité du mot qui recommence et s’éternise en semant semant semant semant…c’est toujours mon mot préféré.

s’y ajoute une autre raison. Un an avant sa mort -j’avais six ans- mon père écoutait maman chanter les blés d’or. La nuit était venue. La brise aussi. Il m’a emmenée vers les blés écouter leur musique et j’avais perçu l’infini. J’étais là et partout, dans les bras paternels et le chant des moissons qui n’avaient pas de fin.

J’étais si dilatée qu’il a fallu le baptême des larmes .. le bruissement inépuisable s’est transmué en chant du monde »

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Nouvelle d’un printemps :

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le jardin 

lettre -1993
Cet été j’ai adoré une « nature vivante » qu’une jeune fille perpétuait dans le jardin voisin de geste en geste. Des branches, des fruits, des fleurs et l’enfant en filigrane derrière la haie. Je ne bougeais pas, je ne lui parlais pas,  je la regardais orchestrant les gestes et le jardin : un papillon habillé en Esmeralda!  Un jour, deux autres Esmeralda l’ont rejointe et ont hissé leurs jupes bariolées sur le cerisier. Et elles ont chanté, en allemand je crois. Rien que pour ces instants-là où tout s’harmonise et vous est offert, la vie vaut la peine d’être vécue.

Je dois beaucoup à mes yeux et mes oreilles et au petit démultiplicateur qui les taille à mille facettes et qui réside Dieu sait où ! »

 

lettre 14 Juin 1989
Je suis confiturière, les mains rouges de griottes, cerises, groseilles.J’ensanglante et poisse le quotidien sans sève qui m’est « offert ». Le congélateur se remplit, le jardin fleurit comme il peut, les mots voltigent en vols secrets et tenaces. Joie d’être en puissance de mots, même muette… et qu’ils sont beaux les mots non écrits. »

 

 

APJ, écrit le 15 novembre 1993

« l’entame de sa propre vie est dans la nuit des temps, à la genèse des genèses, à la matrice des matrices. »…

« A la naissance, on prend un bout de vie en marche avec tous ses rouages, et, autour de sa frêle nef, le fleuve portant de la mère, sa voix intemporelle cependant accordée, son geste unique et pourtant déployé depuis le tout début des âges. La mère. Elle transmet les dieux, régit le soleil et les vents, couronnée de haute fatigue, puissante de fragilités et de résonances pérennes, et, même vacillante, elle est source immortelle aux branchements de soi.

La vie commence longtemps avant le vivre. Com-prendre son avant et en être nourri c’est trouver ses vents favorables, il faut sonder les océans jusqu’aux abysses. Tout au départ du perceptible, la mère est l’isthme étroit et chaud canalisant la vie qui s’offre. Dans l’orbe de ses bras, elle circonscrit le trop-vaste et le trop-lointan, érigeant en jetées vigilances et tâches cimentées de fatigue heureuse. On devine parfois la pression exercée sur le barrage de son corps mais elle s’ouvre si vite : on se blottit, yeux clos, dans le « rematriçage » et la berceuse endort tous les fracas de houle qui s’harmonisent dans sa conque. Tout, dans le prime temps, doit être maternel, la mère, le père et les autres. On ne pourra jamais gérer la vie qui vous échoit qu’avec ses propres racines, les chemins frayés d’une enfance et ceux qu’on s’est construits, adulte, sur une lancée cohérente et responsable. Il faudrait mourir consumé jusqu’à la transparence, ne laisser qu’un reste de cire au col d’un pérenne bougeoir pour témoigner qu’un jour l’on fût. Et l’infini rejoint (et sa vie retransmise par la perle de cire à jamais inéteinte) s’endormir dans la joie d’avoir fait des enfants unis qui continuent et vous offrent déjà leur admirable marche.

extrait d’une lettre à ses lecteurs, Mai 1993

Merci pour votre lettre, merci pour vos lettres qui m’apportent toujours tant de choses et me maintiennent dans ce vaste réseau d’amitié, qui s’est spontanément mis en place dès mes premiers livres. Lorsque je regarde votre hexagone(très élargi à la Belgique et à la Suisse, le Canada m’écrit aussi et fort bien !)je me dis que si je plantais une petite fleur sur l’adresse de chaque correspondant, la carte serait un grand pré de fleurs, une immense gerbe. Alors je ferme les yeux et je goûte un bonheur ineffable d’être dans ce grand bouquet qui nous réunit si affectueusement. Et j’espère, avec beaucoup de foi, que Marika, Julie, Paul et Louise et les autres continueront à semer : l’amour, disait ma mère Louise, se re-sème comme les pâquerettes…

dans une autre lettre, en 1992 :

Ils m’écrivent de partout. Si je posais un grain de blé sur chacune de leurs maisons et si   –« dormance, germance, croissance, fleurance »– ils poussaient, j’aurais une belle moisson . (Auteur ?  je ne m’en soucie guère, mais épistolière, je sais. J’aime les enfants, je le sais aussi).

Je dis à chaque enfant, dès que notre correspondance y arrive, l’enfance indissociable de sa terre et de son chant. Celui qui parle plus loin que sa voix, s’il demeure authentique, dit sa terre aux quatre coins de la pensée et du monde.

Le 15 mars 1990, pour Annick,

… J’ai toujours tenté d’affranchir les mots (intérieurs) de mes fausses pudeurs et des fausses pudeurs d’un siècle qui n’ose plus appeler Amour l’ Amour. Et je n’ai eu de cesse d’essayer de le « dire » d’une façon ou d’une autre, depuis que j’ai compris que certains s’y retrouvent et peut-être s’y réchauffent.
Cela dure depuis plus de 20 ans. Comme le chaleureux dure aussi, je poursuis autant que je le peux, bien et rassurée dans l’échange.

De plus, j’ai derrière moi une route longue déjà et  sais paisiblement que j’entre dans le temps où la Vie et la Mort se marchandent votre existence jusqu’à ce que la mort l’emporte. D’où l’urgence des mots à donner à qui s’y intéresse (du temps que je le peux) avec l’espoir que mes pages me prolongeront au moins jusqu’au temps où mes amis auront mon âge, alors ils me connaîtront mieux et percevront, dépouillée de moi, l’aura qui aura sous-tendu ma vie.

Ma chance c’est une sorte de sensualité à être, qui s’alimente de choses pérennes et simples, reçues avec la vie : la lumière, la nature, les gens, les rencontres…
Je jouis de cela avec une joie chaleureuse qui déborde peut-être -et qui déborde d’instinct, car depuis que je sais écrire je n’ai cessé d’apprivoiser les mots qui me permettaient d’échanger.
Ma vie vécue, ma vie exprimée -ma vie témoignante- ne cessent de dire la joie de rencontrer, de comprendre, d’échanger, d’y puiser et d’y laisser puiser car l’osmose révèle le sens de la vie par la démultiplication mystérieuse qui s’opère lorsque la voix et les oreilles échangent… (replié sur soi on ne trouve que soi et ce sont les autres qui élargissent au goût d’être. On croit recevoir et on donne. Les mercis sont toujours réciproques. On ne tend jamais que ce qu’on a reçu, un peu transmué peut-être mais qui transcende ).
(…)
… »Je me souviens avoir dit à ma mère (qui me l’a cent fois répété) que si la vie avait perdu un sens il fallait en chercher un autre parce que la vie avait un sens. 
J’ai eu la chance de savoir cela d’instinct. De l’avoir su assez petite, dans beaucoup de difficultés, pour ne pas le perdre.
Je le sais encore à cette heure où, pour moi, les bruits de la ville s’éloignent et où je me trouve bien, apaisée, dans la limitation des pas.
(…)Je tâche d’être, de tout mon amour, pour elle et les autres, du côté de la vie le plus longtemps possible encore.
Mais je regarde l’autre côté aussi . Je ne me dérobe pas, je n’ai pas envie de me dérober. Il est présent, parlant, tranquille. Il va, comme le tic-tac de l’horloge. Il m’apprivoise -et c’est bon qu’il ait la charité d’un paisible et long préambule, de ne pas me surprendre en traitre. 
Il n’y a duel entre la Vie et la Mort, il y a glissement patiemment expliqué.
ça aussi je voudrais le dire avec des phrases vraies. Le percevoir est une chance encore. (Reste, bien sûr, la peur de ne pas être à la hauteur dans les souffrances physiques, mais, en fait, j’y pense rarement).
En attendant tout est intensifié, les couleurs, la beauté, la tendresse et l’urgence des mots : à mon âge, la vie a couleur de miracle…

(…)
Rien n’est plus urgent que de vivre intensément ce qui reste à vivre, que de jouir encore de la beauté, de la tendresse et des mots qui les disent.
Et pour moi Dire, dire, dire, dans des romans encore, dans des ouvrages de tricot qui accueillent les bébés, dans les gardes des plus petits, dans des terrines familiales… et dans des lettres qui entrecroisent, loin et vers l’inconnu, des trames d’amitié-qui sont bien plus que ce que je ne saurais dire (dons de mes personnages ?).
J’aime bien sûr encore mes choses(…) elles me sont béquilles. Béquilles pour le coeur aussi, pour le repos des yeux et par les souvenirs. Elles sont des prolongements de moi-même que je regroupe, recrée (…) c’est loin d’être négligeable.
Mais la Joie d’être encore ne me vient pas par mes choses. Elle me vient par les rencontres, par la vie du dehors, par les autres, par l’osmose et l’ échange des pensées et de l’amitié qui me conservent créative.

Et puisque cette lettre a un petit côté de réflexion ultime  -bien que je compte encore sur de nombreux demains- j’ajouterai qu’il me serait insupportable de sortir de la vie avec le sentiment d’avoir mal retransmis, mal témoigné auprès de qui est en recherche de ce que je cherchais à l’âge de Claire ou au vôtre.
ça raterait mon rendez-vous avec la mort, un jour : ça n’empêche pas d’aller ni d’être, ça ne diminue rien, je le sais maintenant.Bien au contraire.

 

et ailleurs, adressés à Clothilde, en Juin 1993 :

C’est vrai qu’actuellement je suis plus lasse que permis que toutes ces fragilités qui se fragilisent, tous ces déclins qui se déclinent à toute vitesse me donnent l’impression de vivre sur un toboggan !
Mais je mesure ma chance : ce pré que tu connais, du vert par toutes les fenêtres, du soleil derrière tous les volets -certains jours on grille!- des fleurs, des branches. Et puis, tous les souvenirs de ma vie comme une grande prairie. J’ai oublié à temps les heures dures pour ne me souvenir que de cette intense joie de vivre quia  animé mon existence, cet amour des gens et des mots, ce désir de compréhension et de rencontre qui m’a menée à l’écriture et vers tout ce qui vit et pousse.