UNE ENFANCE CONTEE

anne pierjean

Une enfance contée
(extrait)

Il était une fois dans un vieux village perché, une petite fille  qui n’avait pas de grands parents.

Cependant, elle en eut parce que c’était inacceptable . L’enfance a ses urgences et l’enfant y pourvoit : c’est une question de survie.

L’absence de grand-père n’avait pas pesé au départ car le père étant sage il avait bon commerce avec chaque fée de l’endroit, ce qui, en famille normale est une tâche aïeule. Mais le père était âgé, père et grand-père ensemble il connaissait les mots de passe, c’était plutôt un avantage et les choses allaient bien pour la petite fille qui n’était pas privée de contes.

Et puis un jour tout s’écroula.

Une maladie foudroyante entra dans la maison, hésita quatre jours puis emporta le père.

Lors, la petite, abasourdie, refusa de comprendre la mort comme la vie, la consolation et les mots – même, elle mit les fées à la porte et la vie bien sûr allait suivre, il fallait faire quelque chose.

Les fées chassées – c’étaient de bonnes fées – surent qu’en certains cas les baguettes magiques ne sont que coudrier.

Mieux valait user d’autres armes, par exemple des bras ouverts au coin d’un feu par un grand-père disponible.

Elles en découvrirent un qui ne servait plus à personne et tisonnait les braises sous une marmite éternelle. Et elles orientèrent les pas de la petite fille qui se trouva bien vite, sur une chaise basse, à tisonner aussi.

La petite ne dit pas grand chose.

Le grand-père parla très peu.

Mais des racines essentielles poussèrent aussi vraies que les vraies et l’enfant fut pourvue.

De plus elle découvrit que grandir réclamant chaleur il était normal de pallier aux tendresses défuntes par d’autres encore vives: on n’en oubliait rien d’autant, mais on en survivait.

Ce pépé-là voulut.

Il voulut même, consolant la petite , verser avec elle des larmes et le malheur en fut moins seul.

Et ce pépé conta et il fut le premier.

D’autres contèrent par la suite car un grand-père c’est fragile et la mort et la vie lui disputent ses heures jusqu’à ce qu’un jour mort l’emporte.

( Ce grand-père premier repose en moi avec les souvenirs du père. )

La petite n’eut jamais plusieurs grands-pères ensemble.

Un, comme on a un père.

Il parlait paternellement de la vie du village, des terres, des ancêtres, des traditions et des coutumes…Le village s’y ajouta par l’imbrication des contacts qui emmêlent les branches des familles rurales.

En ce qui concerne les grands-mères ce fut beaucoup plus simple et bien moins exclusif.

La petite fille avait sa mère qui réglait la vie quotidienne et chaque grand-mère put être seulement une aïeule, celle qui aime « comme ça » sait des histoires et les raconte – les retransmet comme elle les a reçues, y ajoutant sa fantaisie.

Les mémées relançaient, chacune à sa manière, les légendes venues du temps. La petite fille éblouie recevait l’héritage. Pour elle, fut grand-mère qui conte, celle qui donne des racines, des rêves et un imaginaire.

A l’heure où les soupes mijotent, où les enfants sont fatigués la nuit tombée et se regroupent près de l’âtre , c’était le rôle des mémées « d’entrer en conterie » comme disait l’une d’entre elles, le plus petit sur ses genoux, les autres écoutant, calmés. Et les mères vaquaient aux tâches quotidiennes’

Chaque conteuse avait sa façon unique de dire, de mettre à part ou d’intégrer son humeur de l’instant, de modifier les détails d’une histoire connue.

De ce fait , chaque conte même entendu cent fois restait aventureux, jamais figé sur des positions où l’attendre.

Les jours où elle se sentait lasse, la mémée récitait le conte sans y ajouter rien.

D’autres fois, elle faisait rire à gorge déployée. Rien ne ressemblait plus à rien. Un jour, Barbe-Bleue fut mangé par le loup qui le trouvait plus gras que mère-grand. Ces jours-là la mémée, en toute honnêteté, précisait « que l’histoire n’était pas vraie et que tout était à la blague ».

Et puis, chaque conteuse avait ses rites, ses cadences, son vocabulaire et son caractère. L’une faisait rire de tout, l’autre faisait verser des larmes somptueuses, quant à Mémée Germain elle était bien la meilleure des meilleures quand elle voulait bien conter.

D’ailleurs elle ne contait qu’à la petite fille qui lui tenait ses écheveaux de laine pendant qu’elle les empelotait – et qui lui laçait ses chaussures quand elle avait ses rhumatismes.

Lorsque cette mémée entrait en conterie, la petite en avait des frissons dans le dos. Rien qu’au son de sa voix elle devinait le sort du conte. Ou bien il s’en irait d’abîmes en précipices dans une histoire irréparable, ou bien il s’en viendrait porté par cent colombes – et les monstres, alors, pouvaient avoir cent mille têtes, la princesse ne craignait rien !

Mémée Germain contait des histoires connues et en inventait d’autres qui valaient les premières avec des fées , des monstres et des princesses dont la petite fille aimait qu’on décrivit les robes.

La petite aimait bien être seule avec la conteuse.

Ecoute unique elle sentait en elle une attention intense qui soutenait l’histoire et la rendait participante quelque part.

La mémée regroupait les épisodes, elle débutait lentement, puis, tout étant en place, elle tricotait la chaussette et les phrases chantaient sur le tempo des cinq aiguilles qui tournaient.

De temps en temps elle se penchait. De son aiguille libre elle repoussait la mèche qui tombait sur les yeux de l’enfant, assise sur un tabouret, les deux bras accoudés sur son grand devantier.

Je sens encore en moi cet accord ineffable , où , immobile et bouche bée je n’étais pas pour rien dans le talent de la conteuse.

– Tu me donnes envie de conter ! me disait la mémée qui me donnait envie d’entendre.

Et elle caressait mes cheveux. J’embrassais sa main au passage…Elle finissait par poser la chaussette et me prenait sur ses genoux : qu’auraient été ses conteries sans la tendresse ?

– Ma mémée me disait ce que sa mémée avait dit. . .

Ainsi de suite en remontant le temps.,.

Et j’étais éblouie de recevoir ces contes venus du bout des âges ; (Et qui les avait inventés ? 0n l’ignorait ! ils venaient de l’air qu’on respire. 0n respirait.)

Ensorcelée par une histoire j’oubliais tout le reste.

Je vivais des haltes magiques dans un quotidien difficile

Et c’était dans l’ordre des choses : à l’ultime âge on transmettait à ceux qui allaient vers la vie. On savait, on avait le temps, c’était le travail des grands-mères.

Certaines n’étaient pas douées. Elles parlaient des gens, des bêtes et des champs. D’autres avaient le talent de dire. Elles transmettaient les contes. J’en eus deux qui, à l’heure des soupes venue, trouvaient un parler magnifique.

Et ma mère s’y ajouta plus tard, le deuil de mon père adouci, et elle me répéta les contes qu’il aimait.

Elles ont fait mon imaginaire et mon désir de prendre quelque jour le relais

Le soir, sous l’édredon, le conte perdurait. Parfois je le disais en mots à moi et en épisodes à moi. Ces histoires d’avant dormir étaient « le chemin du sommeil » comme me disait la mémée en me congédiant :

– Allez, ça suffit pour ce soir, tu te diras la suite avant de prendre le chemin du sommeil.

Et elle riait :

– Gno pro ! me disait ma Grand-Mère. Mais maintenant on parle en français aux enfants !

Cela, d’ailleurs, lui faisait peine.

Elle était la première à dire les vieilles conteries en un français barbare. Jusqu’ici elles étaient venues sur les sabots du temps bien accordés à leurs cadences – que ce français leur allait ma1 ! et qu’il était pauvre, le pauvre!

Elle y suppléait grandement par des mots de jadis que j’entendais parfaitement tout le village s’exprimant en patois (excepté les enfants qui n’avaient pas le droit de répondre dans cette langue . )

Force lui fut de parler le français si elle voulait transmettre ce qui ne devait pas se perdre.

Cependant il y eut deux histoires qu’elle refusa tout net de sortir de leurs vieux sabots car elle les récitait, yeux clos, sur une intonation incantatoire . C’était l’histoire de Mandrin. Et celle de Philémon et Beaucis qui se trouvait dans son bagage et je m’en étonne aujourdthui.

Et ces récitations patoises me remplissaient les yeux de larmes.

Elles étaient belles…leur musique venait de si loin…et des voix du passé doublaient la voix de la mémée dans sa toute puissance.

J’eus cette chance – là, d’entendre toutes ces voix éteintes à jamais avec celle de Mémée Germain.

Notre époque y a bien perdu.

Je n’ai pu que dire à mon tour , des histoires que l’on peut lire dans des livres à mille exemplaires et comme la mémée parfois, j’en ai grand peine.

Alors, je prends sur mes genoux un petit enfant d’aujourd’hui et je lui conte la belle histoire du « loup marié »  que la mémée contait et que je sais encore.

Avec mes mots bien sûr, et mes cadences , mais sur l’infini tapis rouge que le conte déroule, depuis la nuit des temps, sous les pieds des enfants.

Gno pro = c’est assez ! (il y en a assez)

…………….

Mon enfance contée

Lettre à St Avit à propos d’une exposition d’artisans. non datée.

Si le conte a une odeur, il a pour moi celle des soupes.

S’il a une heure, c’est celle où les soupes cuisaient dans une « oule » de fonte suspendue à la crémaillère.

S’il a des gestes, de sont ceux des grands-mères qui tricotaient, contaient, tisonnaient des brandons, le tout s’orchestrant, se portant, indissociable…

Et s’il a une écoute, c’est celle d’une petite fille, les mains sur els genoux, branchée sans le savoir a bien plus grand que l’heure, mais quelque part consciente de la chance d’être là, partie prenante aux magies de l’instant.

Un conte aura toujours, pour moi, cet essentiel climat d’approche : d’abord volutes de fumée encensant soudain un soir rouge au dessus du village, fumets lâchés par les portes ouvertes, reflets de braise empourprant l’ombreprofonde des cuisines, pendant qu’aux balanciers des horloges patientes se cadence le temps ; les lueurs, les odeurs.
Puis une voix sans âge.
Des mains sans âge aussi.
Des cliquetis d’aiguilles tricoteuses, tempos vifs ou lentis par l’urgence des soupes, des contes ou de l’humeur.
Des mots venus de loin, communs et pourtant rares, ordinaires mais incantatoires, enrichis du porter par une cadence sans fin.

La grand-mère de mon père, qui fut, en son temps, griot de village, disait que les contes la « traversaient », à certaines heures, eux dans lesquels elle baignait.Alors, elle ne pouvait pas moins faire que leur donner sa voix… et les donner aussi à ceux qui les percevaient mal et avaient besoin de ses mots.

Parfois, si elle n’avait personne à qui conter, elle se les disait à elle-même en tisonnant sa soupe. « Trois mots les engrènent, disait-elle, après ils coulent seuls comme de l’eau ».

« Parfois, ajoutait-elle, je ne les savais pas avant que de les dire… Et, dans tous les cas, je ne sais jamais d’avance les mots qui les porteront.Je les entends avec ceux qui m’écoutent »… « Les contes, c’est donné »….

Pour la conteuse Rosalie, les contes avaient l’odeur des crépes, ou des marrons qui sautaient dans les poêles à trous, des noix qu’on triait et des bolées de vin bouillant aiguisé de cannelle. Leur heure était tardive et leur écoute adulte.

Ces contes de veillées ou de lestes brigands troussaient maints cotillons,je ne les ai pas entendus. On m’envoyait coucher, j’étais petite. J’ai le regret de ces contes « pour grands » laissés par Rosalie et qui se sont perdus car, mon enfance franchie, les veillées de village pleines de conteries s’étaient perdues aussi.

Puis j’ai quitté mon village…

Je garde le regret de n’avoir eu que les contes d’enfance, ceux qui venaient à l’heure des soupes qui mijotent. Entre l’école et la nuit, après les goûters et les jeux de plein soleil, il était rare qu’une grand-mère sollicitée me refuse une histoire, qu’elle adaptait pour moi en me caressant les cheveux.

Je dois aux histoires de mon village, à tout ce tissu de mon enfance,l’envie de conter à mon tour. Elles m’ont laissé des cadences « inarrêtables » et je leur offre mes mots comme Rosalie leur offrait les siens… Et d’autres, avant, depuis le début des temps : le désir de conter est enraciné dans le Temps.

Et je souhaite que les cadences perdurent, se transmettent, ne s’égarent pas dans un monde qui en a besoin…

On peut tisser les mots comme on file la laine ou l’on sculpte le bois, avec au cœur le désir de donner, de rencontrer, d’échanger.

Et je suis très heureuse d’avoir trouvé une place parmi les œuvres des artisans de mon village.