La FERVEUR d’ECRIRE

 Anne Pierjean, la ferveur d’écrire


 Module présenté à l’UPVD par Elisabeth VOREPPE

Pour présenter ce module, j’ai écrit: « Pour Anne Pierjean, écrire était une grande responsabilité, et une nécessité ». Et « ses mots, elle les voulait les plus authentiques et les plus exacts possibles ». Pour illustrer ces affirmations je vais me servir essentiellement de ce qu’elle a elle-même écrit. Je ferai donc surtout des citations. Issues d’une part de ce que j’ai gardé moi-même, notamment des notes prises en 1993 au cours d’une interview pour le Dauphiné Libéré. Cela se passait lors d’une rencontre pour les enfants dans ce qui était l’ancienne bibliothèque, quai Bérangier de la Blache. D’autre part, et pour une large partie, de la correspondance privilégiée qu’elle a entretenue avec la Crestoise Chris Escot, correspondance que celle-ci m’a confiée. Ce qui explique le caractère souvent intimiste des propos.

J’ai souhaité consacrer la première séance à la question: Pourquoi écrivait-elle? Cela me semble répondre à l’affirmation sur sa nécessité à le faire. Et la seconde à la question: Comment écrivait-elle? Pour faire écho à l’affirmation sur sa responsabilité à le faire.

Je me suis rendue compte en fait que ces deux aspects sont intimement liés et que le cloisonnement est impossible. Donc les deux vont s’imbriquer et se répondre…

Entre les deux je m’intéresserai à la correspondance d’Anne Pierjean, qui avait pour elle une importance majeure.

Enfin j’ai choisi de lire, plutôt que de la prose, des poèmes qu’elle aurait pu signer Anne Pierjean Robert puisqu’elle avait ajouté son nom de jeune fille à son pseudonyme lorsqu’elle a accepté de publier, peu avant sa mort, un premier ouvrage pour adultes. De poésie justement.

Pourquoi écrit-elle?       Lire la suite —>

 

 *  *  *  *  *  *  *

Ecrire, comment ?

Anne Grangeon :
Je relève dans mes souvenirs et dans les courriers que j’ai la chance de relire, l’attention d’Anne Pierjean à La musique des mots, leur cadence, leur rythme, leur résonance, et à la précision du dire…

je me souviens, enfant et adolescente, de sa façon d’écrire, un cahier la suivant souvent dans la maison, où elle écrivait aussi bien en surveillant « à l’oreille »  la soupe qui cuisait qu’en veillant à nos devoirs ! et de ses commentaires , son besoin que la phrases, les mots sonnent juste…  elle lisait et relisait à haute voix jusqu’à la précision qui lui convenait, la cadence harmonieuse.

concernant mes propres écrits,  je me souviens de ce conseil qui résonne encore en moi, et me fait sourire : »des phrases courtes, ma chérie ».  et je m’applique encore à y veiller!

A l’époque, je n’en souriais pas ! mes phrases me paraissaient claires et compréhensibles, et l’effort de relire, couper une phrase en deux, voire trois !, ajouter des précisions ou ajuster un ponctuation m’irritait !! ça nous a valu de beaux échanges où j’étais parfois agacée, tenant à mes positions ! … et ça m’a fait faire « mes gammes », non seulement pour la beauté et la légèreté d’un texte mais pour veiller à bien m’exprimer, énoncer ma pensée au plus juste, pour être bien comprise…  anne g. , sa fille.

Extrait d’une enquête de Carolina, 14 ans, en vue d’un exposé : « l’écrivaine Anne Pierjean« 

J’ai demandé à Anne Pierjean comment on écrit un livre, sa réponse a été: 

« je ne suis pas sûre du tout de savoir comment s’écrit un livre, j’écris un peu comme je respire et je ne m’en inquiète pas : si ça vient j’écris et si ça ne vient pas je fais autre chose sans plus y penser.

Je ne me suis jamais sentie obligée d’écrire donc écrire ne peut être qu’un plaisir pour moi.

Je fais des brouillons. Beaucoup. Et des re-brouillons de brouillons. Je ne suis jamais contente des phrases qui viennent, je les « tarabuste » puis je les laisse « reposer »jusqu’au jour où je les « sens » mieux, alors là je repars à neuf.

(…) ECRIRE C’EST DU TRAVAIL ( heureux mais fatiguant).

A la fin je me relis à haute voix et j’accorde les mots à l’oreille (…)j’harmonise au fil des brouillons.

Dans une autre lettre , à une autre jeune lectrice, Véronique ,
APJ:

« tu serais étonnée du nombre de pages jetées, de phrases recommencées cent fois. Je ne trouve ma joie que lorsque les phrases entrent dans l’oreille avec une façon que je ne saurais définir mais qui est la mienne, j’écris et je cherche avec acharnement mes mots »

 *  *  *  *  *  *  *

La force des mots

Extrait  de lettre d’Anne Pierjean de décembre 1989

« chaque fois que je « sombre » c’est la même chose : un bûcher de mots flambe en moi et il brûle avec lui le massacre obscur et intime qui me tiraillait. Ce ne sont pas les poèmes qui comptent (ils ne sont jamais que la cendre) mais la démarche salvatrice, l’exutoire impérieux. Rien n’est plus donné que cette immersion manificente. Je me dis (bien que je la refuse d’abord jusqu’à me battre contre) que j’ai vraiment là une énorme chance (…).

Comment dire ces mots que j’entrevois mais que je ne saurai dire qu’à l’ultime flambée quand ma voix sera éteinte? … Il faut jouir de cela seule ?… tâchez de deviner sans les mots, je vous en crois fort capable, alors je vous invite au partage comme je peux (…).

Et me voilà plantant de silencieuses crémaillères intérieures auxquelles je vous convie par la pensée…

Je goûte cette allégresse créative, fidèle à me repêcher chaque fois que mon moral s’enlise. Elle est, cette Force.

 *  *  *  *  *  *  *

A propos de l’écriture de ses livres..

Anne G. :

Au fil de mes recherches, je vous livre des extraits de lettres ou articles où Anne Pierjean évoque l'écriture de certains de ses  livres

A propos de « Paul et Louise »
APJ:

« J’ai vécu beaucoup de veillée paysannes pour l’imprégnation et l’élan affectifs qui me sont indispensales avant le livre. Je voudrais que mes mots laissent filtrer  impondérablement ce que j’en ai reçu. C’était fort, authentique, et l’adjectif le plus valable est sûrement « enracinant ».
J’ai voulu, alors, forger un outil à la mesure intense de ce que je voulais faire passer, et puis je n’ai pas eu le choix : en moi, le niveau qui l’a reçu et me l’a signifié a fourni, en même temps , les signifiants: il a presque coulé de source ce Paul et Louise qui vient de plus vaste que moi, qui n’est pas la vie réelle de Paul et Louise (mes parents décédés en 1973 et 75) mais une deuxième vie (de livre) que je leur donne, par laquelle je les garde peut-être, que je voudrais impérissable sans doute, bien que tout cela soit assez obscur — tenter de comprendre me mènerait bien trop loin, et puis je m’en garde : engendrer la vie de ses géniteurs, j’y serais vite perdue… et bloquée sans doute .

A propos de « Le temps de Julie »

« je suis heureuse, aujourd’hui, d’avoir écrit le temps de Julie, qui fut si dur à finir : trop de souvenirs aigus en « noyant » les pages de larmes.

Ce que j’avais vécu en 1944 était si violent tout au fond de moi que Maria en est morte, que son enfant n’est pas né : le contraire de ma chance …

« Elle se reploie sur son ventre qu’elle enserre de ses deux bras. Elle n’est plus que le regret de cette vie qui palpite, là, sous ses deux mains, et qui n’ira pas jusqu’à la lumière » ( P.122, Le temps de Julie, Ed Flammarion,  Castor Poche).

Comme j’ai eu de la chance, et vos grands-parents aussi, puisque nos enfants ont pu aller jusqu’à la lumière… »

A propos de  « Marie, les mots et le jardin »

« Marie, les mots et le jardin » tourne autour des amours de ma vie, maternels et autres. C’est un instantané pris à une heure de crise longue -et qui fut moins longue, sans doute, qu’elle aurait pu l’être puisqu’elle a trouvé l’issue créative du Dire ».

l’écriture plonge aussi sa plume (ses plumes … qui varient et se corrigent, en moutures successives, réparatrices?)  dans  une obscure lutte intérieure, douloureuse, presque consciente , en témoigne ce passage :

« Si je ne l’avais surchargé de ratures (bien qu’il en soit à la nième mouture et a besoin d’autant… à moins que je n’aie pas envie de le livrer, au profond de moi) je vous le passerais… « 

« j’aurais une invisibilité inconfortable si je ne pouvais vous le léguer… »

                                                               Lettre du 17 Décembre 1990

Auparavant, déjà, cette (pré)occupation, dans une lettre de Décembre 1989:

« Le plus simple évidemment serait de mettre au net Marie, les mots et le jardin, ce jardin où la petite Marie est allée quelques 30 ans plus tard (ou 40). Alors, vous sauriez… c’est tout écrit, remanié au moins six ou sept fois et re-tapé autant. Mais chaque fois que je relis, je surcharge. Ce n’est donc pas au point pour les autres si ça ne l’est pas pour moi ».

et…

« Si je n’ai jamais considéré, depuis près de dix ans, « Marie , les mots et le jardin » comme fini ce ne sont pas mes mots qui sont en cause. Non, eux sont bien plus libres que moi.. ce ne sont pas, non plus, les idées exprimées (ou les choses avouées), non. Cela ne correspond pas à… je ne sais quoi qui voudrait être dit. ça n’équilibre pas tous ces impondérables en moi que l’écrit ne décante pas… je ne me communique que … décantée… »

les blancs entre les mots, leur silence…

...Parfois, j'aime mes phrases, non pour les mots mais pour la visite aux ténèbres qu'ils relatent entre leurs blancs. J'écoute après coup leur silence et me sens bien. 
Ce n'est pas rien, sans doute, de demeurer soudé au bastingage, penché sur l'inverse des rives qui clignote à l'à-pic du flot, d'avoir exorcisé ces heures où s'amalgament et les voyances claires et l'érection des rêves en de tels glissements que...où sont les ciels , où sont les eaux...?

Ce n'est pas rien, encore, d'avoir pour tout viatique cueilli quelques mots pour le dire, comme des primevères dûes à la grâce du talus, d'avoir fait allégeance à leur prime innocence jusqu'à laisser énouer son tissage de ses propres mots invertis.

Et ce n'est pas rien de savoir que, au nu des choses et de soi, on garde des repères de ces noires plongées et d'évidents sésames pour la marche ultérieure.
Aimer, alors, n'est plus, comme le disait Louise, que la joie de pouvoir poser son bois, parfois, aux cheminées de l'autre --et la vie sous-tend de l'imprenable joie, scellée à la chair même.

Et, ce n'est pas rien, enfin,  d'avoir libéré sa joie d'Etre assez tôt pour avoir quelque année à la vivre dans la fusion aigüe de l'absolu et de l'ultime.

APJ , 1990

A propos de « Jean de Bise »

« J’écris Jean de Bise actuellement, avec une joie débridée, après avoir écrit Le Rosier Blanc d’Aurélie en 15 jours. Deux « ado » avec des héros dont j’ignorais tout il y a un mois, et ils m’ont abordée, le temps de leur entrevoir un caractère et ils allaient où ils voulaient, j’avais beau crier pouce ! ils m’ont asséné leur fin avant que j’aie eu le temps de dire ouf ! enfin pour le rosier, l’autre n’est pas fini. C’est une joie dingue quand ça m’arrive ! »
                                                           29 septembre 1991, extrait de lettre.

Lettre non datée (1993 ?) à propos du manuscrit « Anne des collines », non édité
Je vais terminer mes mémoires d ‘enfance. Même si je devais écrire encore quelques romans pour jeunes, je considère Anne des Collines * comme une oeuvre ultime, une conclusion, un échange privilégié avec mes lecteurs.
Je m’y consacre depuis deux ou trois ans. Mes correspondants me demandes ces pages et je voudrais les leur offrir. Me les offrir aussi. Et, par une écriture quelque peu différente et qui ne s’appuie pas sur la forme linéaire du roman, je voudrais peut-être dire aussi qu’écrire pour les jeunes ne fut pas un pis-aller pour moi mais un choix. Si ce livre est édité ce sera une reconnaissance, de moi, peut-être, mais de la littérature pour jeunes. Comment vous dire ceci en quelques phrases ?

Le manuscrit d’Anne des Collines terminé je vais donc me trouver dans une situation nouvelle : celle de la recherche d’un éditeur qui aimera ce texte et aura une collection (…) j’aimerais franchir cette étape qui semble couler de source après une carrière, pas extraordinaire sans doute mais intense. Que de chemin aura parcouru ma rencontre avec les jeunes –et mon écriture donc !

* Anne, pour l’auteur, Collines pour le pays où je suis née, la Drôme des Collines.

et puis, Juin 1993 : à propos de « Fresques »,   l’introduction de « Anne des Collines » :
Je relis ces lignes et me sens sereine.
Derrière elles je sais une fresque mouvante, unique et mienne, qui me résume et articule insensiblement mon avance.
Cette fresque est en touches vertes. Tous mes souvenirs y ondoient en milliers de tableaux mobiles. Au besoin, quelques uns se frôlent ou se groupent. Glissements. Ils se nuancent l’un de l’autre. Emergent des sentes franchies. Naissent des rassurances –et la fresque sous-tend, toujours tangible en filigrane.
Qu’elle soit une et fragmentaire ensemble, qu’elle ait fait mon avant, qu’elle fasse encore le reste de ma vie (comme la pente et l’eau engendrent le même courant) est mon évidence première.
Qu’elle me revienne sans manquer, avec sa cohésion paisible de rivière pérenne est ma force existentielle.
Que l’enfance y soit toujours là  -qui avait choisi les couleurs-  est ma sérénité.
M’y plonger c’est me regrouper et c’est amener mon regard à de primes voyances qui sont, aussi, les clés du dernier âge où la fresque se signe.
Comment dire à la fois l’importance de l’unité et la force de ses mouvances qui sont flux sans cesse reformés pour ajuster le pas présent ?  Infigé, tout est là, gardé comme un levain afin que demain soit cohérent, quelque part sur cette lancée initiale qui, un jour bouclera la boucle.

et aussi , une ébauche de « Fresque », en Juin 1993 :
Evoquer mon enfance c’est toujours commencer par la mort de mon père.
J’avais 7 ans. Pour le garder coûte que coûte, et poursuivre avec lui quand même, j’ai blotti tout au fond de moi sa vie devenue invisible.
Béance noire où a passé la confluence.
L’affluent était si puissant qu’il m’a emportée et portée, creusant d’un coup un espace intérieur à la mesure nécessaire.
Comment dire ? Il y eut, soudain, la vie d’Avant finie et la vie d’Après commencée.
Dans mes souvenirs mêmes s’est fait aussi un inévitable partage, comme celui des eaux sur une crête à deux versants. L’orage a buriné les routes recréées.

Parler de mon enfance ce sera tout d’abord dire l’Après qui semble avoir originé la marche.

Puis ce sera dire l’Avant dont les touches sont moins liées, plus éparses, plus buissonnières. Mille chemins de nulle part s’élancent vers mille partout.

Enfin, au recul de mon âge, tout aux confins du perceptible, ce sera essayer l’évocation de cette fresque infigeable où bougent les couleurs, les odeurs, les émois qui se regroupent et s’allument,  où des cratères flambent aux poussées intérieures.

Toute ma vie découle de ce magma pérenne où mes pas cherchent leur appui, posent en pointillé des pistes foisonnantes. Rien ne semble bouger, pourtant tout évolue. Le ciel est suspendu au dessus de mes pas qu’ouatent les collines, du soleil et du vent. Tout est à butiner, tout émerveille et parle. La vie est faite de tendresses aigües. Le cocon qui me tient dans l’oeil clos du cyclone.
……

Nouvelle pour un livre d’heures, Anne Pierjean, 28 avril 2001

Le soir, la mort était là.
Non pas impérieuse et droite comme un i qui aurait jeté son point haut en flèche aigüe de cathédrale, non, non, pas cette mort là!

Non plus la mort des imageries populaires, faux et squelette, os décuplés et rictus de mâchoires sous le crâne ciré.

Non plus la veuve en ses lambeaux de bure sombre, si impérieuse qu’il n’était pas question de différer d’une pensée ! non,rien, mais rien du tout, de la danse macabre.

La mort était là, toute simple.
Simple. Comme je l’attends depuis toujours, même pas penchée sur un lit.

Donc,  la mort était là, sans falbalas.
et j’étais là aussi, en tablier du jour, la marmite de cuivre repoussée sur la cuisinière, car je ne pouvais faire deux choses en même temps, mourir et achever des confitures.

Je quittais mon tablier. Les griottes ne craignaient rien.Elles perlaient déjà, elles n’étaient plus, dans le chaudron, que des griottes cuites.
Je me tournais vers la Mort Vive :
– c’est l’heure ? dis-je en enlevant mon tablier qui me poissait les doigts.
S’il y eut une réponse, elle ne fut pas audible.
_ Alors quoi ? ai-je insisté, en besoin de comprendre,  toujours en attente de situations claires, nettes, orientées, qui fléchaient sans ambiguité la route à prendre.

La mort prenait son temps.

Sous l’abat-jour de la haute veilleuse,elle était drapée de violine et restait immobile.
Ailes la regarda, elle n’avait pas l’air pressée. Alors elle lava ses vieilles mains et écarta la mèche qui lui basculait toujours sur ses yeux.

Et puis elle attendit.
(Ses octantes années ne s’étonnaient pas de grand chose. Si ça se passait comme ça, elle voulait bien !)

Elle s’assit et se souvint d’un poème de ses vingt ans… qui parlait justement du temps. (*1).
Elle le récita à la mort qui passa du violine au rose  -un rose indien au bord, un Redouté au centre.
La mort avait des yeux vert d’eau,ceux de la Drôme .. ou ceux de Luy car sa mère avait dû, un soir, les puiser là, agates dans le courant sauvage.
La mort écouta, attentive.

Ailes sentit en elle un tout petit grelot de rire : ça ne se passait pas trop mal.

Mais elle n’avait que l’habitude des enchaînements de la vie : questions, réponses, sourires, gestes, et l’instant paraissait être fait d’autre chose, d’une simple histoire de couleurs  -signifiantes ? Codées ? Acceptantes ? Il y avait quand même un semblant de mystère.

Ailes se souvint d’un poème d’André Schmitz qu’elle avait fait sien par cette prétention que, qui entend recrée… surtout ce vers sur lequel elle traînait toujours :  « il lui demanda d’oser dire »… Elle savait le reste par coeur. Devait-elle…?

Mais c’est la mort qui dit le poème  sans voix. (*2).
Docile et indiciblement heureuse, Ailes le récita ensuite, à l’ombre opalescente violine… rose…blanche.. maintenant translucide… maintenant disparue.

Ah! Bon ? dit Ailes qui avait dépassé les étonnements superflus depuis le temps qu’était onTemps.
Elle remit son tablier.
Cligna des yeux pour bien juger des choses
plongea dans la gelée sa cuillère d’argent
l’inclina doucement à quarante cinq degrés
une goutte perla, joufflue, puis longue longue en étirements élastiques et retomba dans le chaudron
la seconde pris tout son temps avant de lâcher à son tour
mais la troisième resta là, au bec d’argent de la cuillère, ronde, lumineuse, odorante,
la perle était parfaite
la gelée aboutie.

Ailes ferma les yeux, émerveillée
Elle avait eu le temps de voir tout l’infini amené par ses doigts depuis le griottier à une perle réussie.

Une enfant qui passait ouvrit le bec, par l’odeur « alléchée »…
Et Ailes lui donna tout l’univers dans la becquée.
*1
Tourne letemps,
Je reste
au seuil d’un mot fermé
J’attends
Tourne le temps tourne l’été tourne l’automne, 
t’attend ce moi-sans-toi qui laisse
tourner le Temps.
S’enspirale ce temps dont je n’ai rien à faire
puisque j’attends.
Je tends
l’immobile feston de mes propres gelures
aux berges des saisons
Anne Pierjean

*2
Elle vint
Il ôta le vent de ses épaules
fit glisser de ses hanches
les neiges du voyage.
Il lui demanda d’oser dire.

Elle parla avec audace
d’un jardin déserté
de trois ou quatre bouleaux trahis
d’un pacte avec les loups.

Il lui offrit la première lampe
du soir.
André Schmitz, poète belge.

 

 

 *       *      *       *       *       *       *       *      *       *