Edito de janvier 2019

L’Edito d’Anne

Fin d’année...

Dormance de l’hiver… J’ai mis mes pas dans ceux de l’hiver, début décembre, entre les arbres et les arrangements du jardin, sans penser à écrire… tout juste concentrée… retrait des sèves, descente en temps souterrain.

Le solstice à peine passé, j’ai commencé à penser à la lumière de demain, qui viendra peu à peu (qui se souvient du proverbe ? « à la Ste Luce du saut d’une puce, à la St Antoine du repas d’un moine… »… j’y songe chaque année).

Bientôt résonnera « A l’an que ven »… le renouveau se prépare, germe et prend son élan… « et si nous ne sommes pas plus que nous ne soyions pas moins »…

Après octobre, lentement, l’association a pris ses positions de repos… Hivernage… j’ai même oublié l’édito de Décembre… oublié ! reflux des sèves pour une créativité montante, le moment venu, renouvelée en 19 … comme pour l’achèvement d’un cycle… ?

Trois ans de résonance à l’écriture d’Anne Pierjean, trois ans de rappels, lectures, tris, pensées, écrits… long hommage, longue mémoire,  qui peuvent préparer un autre habillage ?…

La robe couleur de temps ou la robe couleur de soleil. ?… Et si Peau d’âne m’était à nouveau conté, se heurterait-elle au « Loup marié » des grand-mères dauphinoises (via les aïeules transalpines ? si les recherches d’Anne Pierjean sur ce conte sont validées).

Aïeux ensemançant les terres, Aïeules en robes de pénitentes (comme les avait dessiné Anne Pierjean pour illustrer « la marche du temps ») … procession lente des mots au chemin du temps…

      A l’an que ven…

Entre deux fêtes, j’ai retrouvé ce conte de Noël, je vous l’offre :

                                                                     Premier Noël

Ce conte-là, elle le disait les yeux presque clos, la Mémée.

Elle parlait de Marion et de Jérôme, mais nous savions que la Marion et le Jérôme de son histoire c’était ces deux qui se tenaient la main dans le cadre entouré de fleurs d’orangers de sa chambre. Elle commençait toujours, très lente et recueillie, comme qui se souvient….

Il faisait bien trop froid pour que la neige tombe.
Les flocons essayaient pourtant, mais ils n’étaient, bernique, que grésil fin qui crépitait sur le sol dur.

Le vent s’en mêlait et piquait la peau à faire pleurer. Les oiseaux criaient à plein ciel et les vols de canards sauvages pointaient leurs flèches vers le sud. Le ciel bas se cassait de blanc au levant aigre.

Pas de redoux encore : on aurait un Noël sans neige.

Jérôme, au fond, s’accommodait du froid.

Il faisait des fagots juste à l’orée de la forêt et le vent se brisait le nez contre les arbres.

Et plus il faisait froid et plus sa cognée tapait dur.
A cette cadence forcée le fagotier montait très vite et Jérôme pensa qu’il pouvait sans tricher s’offrir une petite pause. Et il alla vers un pommier tout pomponné de gui dont il décrocha une boule.

Le gui était superbe. De grosses perles translucides dans l’hélice charnue de feuilles claires.

Et Jérôme en eut joie autant que d’un cadeau.

Il mit un brin à son bonnet et se dit : Bon Noël Jérôme. Il n’est pas de Noël sans vœux et qui les aurait dits pour lui ?

Deux parents, il en avait bien eu sans doute, mais de plus loin qu’il y pensait, il ne voyait, penché sur lui, que nourrices distraites.

Maintenant, il était placé.

Son vieux patron  -un solitaire qui avait enduré pis que pendre de l’existence- ne disait que les mots relatifs à l’ouvrage. Et encore les ronchonnait-il.  Pas méchant, non, mais des mots pour rien dire ?… Et puis la vie est dure. Alors rude à soi et aux autres, on tire, au même pas, le même joug – faisons ceci, cela et puis bonjour, bonsoir.

Ce soir, il y aurait la marmitée de soupe, et parce que c’était réveillon, un gibier à la broche, un pichet sur la table, et la jatte de crème fraîche, et les raisins fripés décrochés des solives avec encore leurs pampres verts.
Peut-être deux oranges ?
On mastiquerait plus longtemps.
Devant la cheminée on resterait un peu tard à tisonner les braises, muets… on finirait, peut-être, par parler des agneaux, des vaches, des cochons.
Et puis bonsoir, bonsoir.
Mais Bon Noël ? Pour certains mots, faut avoir l’habitude.
Et le patron comme Jérôme…
Pourtant, entre les deux, la bonne entente et de l’estime car le même goût à la tâche.

Jérôme revint vers le bois, retrouva sa cognée, sa pélerine sur le sol.
Et sous la pélerine, le petit panier blanc. Il sourit : le panier pour Marion.

Marion allait venir rincer le linge au lavoir de la source. (Elle viendrait, chaque matin c’est ainsi !).
La corbeille mouillée lui creuserait la hanche.
Ses sabots claqueraient, ses cheveux voleraient sous la pointe du fichu rouge. Un bonjour de la main sans arrêter la marche.
Et vite, elle plongerait le linge dans l’eau vive, le frapperait et le tordrait et reprendrait, dans un grand fracas de battoir.
De temps en temps elle mettrait ses doigts gourds au creux chaud de ses bras.
Et puis, elle reprendrait la tâche : l’eau qui gicle, les doigts gourds, l’eau qui givre, la main morte, le creux des bras, le vertige, l’eau qui gifle.

Nom de nom, un froid pareil ! …une vie pareille !… Marion qui jamais ne se réchauffe, tendue dans la bise, cela ne finirait-il jamais ?

Et puis, pour Marion, jamais de Noël non plus. La même enfance que Jérôme mais pas les mêmes patrons. Une maîtresse hautaine et dure, la belle dame des Landiers – D’abord, elle aussi, étant jeune, avait trimé au lavoir. Elle n’en était pas morte, à d’autres maintenant.
Et ce soir, il y aurait chez eux plein de beau monde.
Et Marion servirait, fourbirait, nettoierait.
Elle irait avec ses mains lasses, ses yeux trop grands, et ses hanches trop minces, ses longs cheveux nattés dans le dos jusqu’au nœud blanc du tablier…
Alors, de Bon Noël Marion…

Mais lui, Jérôme, y pourvoierait.

Depuis des jours et des jours qu’il pensait à Marion, le froid lui procurait un mal bizarre qui le piquait et le glaçait, même devant le feu, même sous l’édredon qu’il tirait jusqu’au nez dans son grand lit de chêne. Un froid qui le suivait partout et pouvait brûler comme braise.
Alors, Bon Noël Marion, il fallait que ce soit lui qui le lui dise. Et qu’il soit le premier.

Il avait bien souvent tenté l’approche, allumé un grand feu :
–  Tu viens te chauffer un moment ?
Marion jetait un coup d’œil sur le feu et regardait furtivement la ferme des Landiers . Cinquante pas l’en séparaient. Une portée de voix.
– Merci bien, faut que je me hâte.
Elle devait laver le linge. Si la maîtresse l’avait vue, elle qui défendait de parler aux garçons et Jérôme avait dix-neuf ans. Et elle lavait, frottait, tordait, se retournait parfois vers le petit feu rouge.

Jérôme cognait à grands coups de hache sans vouloir se chauffer lui-même. Alors, au retour, en passant, elle lançait :
– Merci Jérôme. Au revoir et merci encore.

Merci encore et de quoi ? Cent fois nom d’une pipe, il faudrait qu’il le lui dise son « Bon Noël, Marion ». Quelle sache enfin toutes ces choses douces qui lui fourmillaient dans le cœur. Et comme on était le 24 décembre, il ne pouvait plus différer d’un jour.
Quand il entendrait les sabots sur le chemin, il irait en porter deux bien chauds devant le lavoir.
Et puis, il reviendrait vite.

En arrivant, les doigts gourds, elle s’y réchaufferait. Quand les galets seraient froids, il en porterait deux autres…. Il y joindrait son cadeau… et  tous les mots doux qu’il avait au cœur.
Et il entendit, derrière les arbres, la sabotée attendue. Vite, vite, les galets chauds…
Marion apparût au détour d’un houx bien perlé de rouge.
Ses sabots claquaient, fouettant le froid d’une cadence rapide.
Ses cheveux flottaient, sortis du fichu de laine.
Elle avait noué son châle dans le creux du dos.
Son nez était rouge, sa hanche creusée par le poids du linge.
Pourtant, comme elle paraissait légère. Une fée sur le chemin, frêle, si fragile et blonde.
Jérôme arrondit ses bras : elle y tiendrait toute, elle et son gros châle et son grand jupon, son nez relevé et ses longs cheveux—elle et ses seize ans si frêles …
Elle était passée….
Jérôme laissa tomber ses bras et prit son panier.

Pendant tout cet hiver froid  -où son cœur battait jusque dans ses tempes— il avait tressé  un panier d’osier, blanc comme une amande fraîche.

Et puis, il avait compté ses sous et couru au bourg pour y acquérir une jupe de futaine, des bottes fourrées et un sac de papillotes.

Et parce que c’était Noël, il avait taillé lui-même deux grandes étoiles en papier d’argent et il les avait fixées au flanc du panier.

Entre les étoiles il avait écrit en lettres dorées « Bon Noël Marion », car la chose écrite demeure longtemps.

Marion arriva enfin au lavoir.
Elle y posa sa corbeille.
Deux pierres ? Que faisaient-elles là ? Elle les repoussa du plat de la main, mais …
Mais elles étaient chaudes ? Elle y appuya les doigts… Chaudes ! … Elle ne se trompait pas .
Elle en prit une contre elle et la serra sous son châle. Puis elle se tourna vers l’orée du bois, là où la cognée « écoutait » dans le silence depuis quatre ou cinq minutes.
– Merci bien, Jérôme.
Et elle quitta ses sabots et posa sur les galets ses pieds en chaussons de laine.

Une chaleur incroyable montait et l’irradiait. Et son cœur tapait si fort qu’elle l’entendait de partout.
Jérôme l’apercevait dans un écran de buée…
Puis des larmes dures piquèrent ses yeux.
Alors, il bomba le torse, toisa l’hiver et la vie, le cœur plein d’amour et plein de défi.
A trente pas du lavoir, il apercevait la belle ferme des Landiers.
La dame et le maître, et tous les enfants, s’en allaient en file indienne, santons en cape de drap et paniers aux bras pour les achats de Noël.
La porte d’entrée était bien fermée.
Noël s’était fait le complice de Jérôme : Marion était seule une heure.

Marion bousculait son linge, le frappait et le tordait avec des vigueurs nouvelles.
La bise semblait ramper à ses pieds, écrasée par les puissances qui rayonnaient des galets… La hache semblait attendre et ne cognait plus.
Marion n’osait pas écouter son bonheur grave, ni même se retourner -la joie que l’on rencontre soudain au détour d’une minute, peut-on y croire si vite ?
Alors elle tapait et tordait le linge.
Elle pleurait aussi avec l’envie de chanter.

Jérôme tenait son panier d’osier et il marchait vers Marion.
Ses deux étoiles brillaient comme de vraies étoiles.
Une épingle de soleil passa entre deux nuages et encensa le lavoir d’une gloire de lumière, comme en ont les crèches sur les cartes de Noël.
Jérôme, à pas de loup, se glissa derrière Marion
Elle n’entendait rien dans le fracas du battoir.
Allumés par le soleil, ses cheveux étaient de cuivre.
Parfois, elle s’arrêtait de bouger et regardait son visage danser dans l’eau claire.
Jérôme ne parla pas. Il éleva le panier pour que son reflet se pose tout près du reflet de son fichu rouge.

Marion ouvrit des yeux ronds… et elle se pencha sur l’onde.
Etait-elle malade ou avait-elle des visions ?
Des étoiles se baignaient en plein jour dans son lavoir ? Et elles trainaient en guirlande « Bon Noël Marion » ? (car, même à l’envers, ça pouvait se lire !).
Elle toucha l’eau de ses doigts. Et les étoiles plongèrent dans de grands remous qui s’élargissaient au bord de la pierre en mille lueurs dansantes.
Elle frotta ses yeux vigoureusement…
Puis elle frotta ses oreilles car elle entendait maintenant des voix…Mais elle comprit vite et ses chaussons pivotèrent sur les galets encore chauds. Elle ne rêvait pas. Jérôme était là, c’était vrai de vrai. Elle dit à son tour : Bon Noël Jérôme.
Puis elle sécha ses deux mains à son devantier, se hissa sur ses chaussons, et elle embrassa Jérôme sur une joue et sur l’autre.
Ensuite, elle prit le panier, le serra fort contre elle. C’était son premier Noël et elle l’avoua, des larmes givrant ses cils.

– Pour moi aussi, dit Jérôme, voilà mon premier Noël.

Elle n’avait dans sa poche qu’une pomme rouge et son mouchoir. Elle les lui tendit.
Le mouchoir était frippé comme une pivoine d’avril. La pomme portait la morsure de ses dents dans le creux d’une bouchée.
Et Jérôme prit la pomme et le mouchoir blanc.

– Maintenant faut que je rince.
– moi que je coupe mon bois.
Il fit deux pas pour partir et se retourna. Et tout ce qu’il voulait dire, il le lui cria :
– Bientôt, après mon service, tu n’auras plus jamais froid. Plus jamais, je te le jure. Est-ce que tu me crois ?
– Oui, Jérôme, je te crois.

Ils avaient repris leur tâche. Le linge volait. La cognait dansait. Le feu brasaillait. Le vent soufflait sur les braises, ressuscitait les étoiles : bleues, rouges et vertes, elles n’en finissaient pas.
Et le petit feu réchauffa le bois, le lavoir et les labours et toute la terre, et les choses du moment et celles d’avant et celles d’après.
Alors, l’air doucit.
La neige tomba…
Une vraie neige de Noël, calme et presque tiède…
Et sa blancheur incroyable nivela d’un tapis blanc les crevasses du chemin.

Chaque fois, à cet instant, la mémée fermait les yeux et déclarait l’histoire finie.
On lui laissait trois minutes de recueillement puis on s’indignait : on voulait la fin. Une fin précise. Avec des baisers sous une boule de gui, un voile blanc, une noce.
– Ils se sont marié ? dis-nous, ils se sont mariés ?
– presque tout de suite, grâce au patron de Jérôme. C’était un gars pas bavard mais il était bon. Et il n’avait pas de femme, pas d’enfant non plus (ils étaient morts de la peste. Ces choses là arrivent !).

Un soir, le patron avait remarqué avec un sourire :
– Je crois que tu regardes du côté de la Marion. Et qu’est-ce qui t’empêche d’aller aux Landiers ?
Ce qui empêchait Jérôme, c’était pas l’envie.
C’était les économies.
Et il en fallait pour se mettre en ménage. Et Marion voulait aussi se faire un trousseau.
Le patron bougon avait pris sa pélerine et tout en marchant, il se parlait à lui-même : la vie, y’avait pas à dire, faisait des choses stupides ! tout le trousseau de sa femme se ternissait de moisi dans la grande armoire… et cette maison muette ? Et personne, après, pour la faire vivre et la continuer ? Alors, il était entré dans la ferme des Landiers.
– Bien le bonjour mon Voisin.
– Et quel bon vent vous amène ?

Et puis ils avaient parlé, longtemps, sans témoin.
Et personne ne sut ce qu’ils s’étaient dit.
Personne ?
Un peu Marion tout de même, qui, grimpée sur une chaise s’accrochait à la lucarne (non ! elle n’était pas curieuse mais elle avait entendu le nom de Jérôme…).

Et puis les deux hommes s’étaient attablés et avaient trinqué à la bonne entente.
Et Marion avait pleuré de joie dans son tablier en sortant les verres et le grand pichet d’étain.

Nous aurions voulu savoir davantage, mais le reste, sacrebleu, la mémée se le gardait.
En compensation, elle nous remettait la petite boîte qu’elle avait toujours en poche.
C’était la boîte à réglisse. On la vidait chaque jour et elle était toujours pleine. Magique et intarissable, elle allait avec les contes. La mémée la secouait d’un air attentif pour entendre le grelot des petites crottes noires, puis concluait, rassurée :
– Ah ! ces nains de la montagne !
– Ah ces nains de la mémée qui remplissaient à la fois sa tête d’histoires et la boîte de bonbons – et en qui il fallait croire, car sinon, bernique, ils ne reviendraient jamais !
Mais y’avait pas de risque ! Les lèvres noires de réglisse nous nous envolions en criant en chœur :
– Merci bien les nains ! A demain, Mémée.