Edito de Juin
Juin aux mille senteurs et saveurs. L’heure est aux jardins et à la fulgurance de la nature… Efflorescences !
La lecture du 15 juin approche et se prépare. Pour des raisons de calendrier local, nous avons retardé l’heure de la lecture pour nous rendre disponibles au plus grand nombre : le rendez-vous sera donc à 20H30, à Mirabel et Blacons, à la Maison de l’Association (l’ancien temple), au vieux village.
Ce mois de Juin, nous restons dans l’évocation des guerres et de leurs longs dégâts, en publiant cette lettre ouverte d’Anne Pierjean adressée à ces jeunes lecteurs, en 1994 où l’on commémorait le débarquement allié. On y retrouve les éclats traumatiques de la guerre dans les corps, les sensibilités et les mémoires, ainsi que les engagements : même si la vie continue, et perdure dans ses joies, rien ne peut plus être comme avant.
« Souvenirs du 6 juin 1944,
le 6 juin,1994, Anne Pierjean.
A mes correspondants et petits-enfants.
Je viens de vivre quelques jours de commémoration intense et silencieuse du débarquement allié du 6 juin 1944.
En 1944, ce débarquement avait fait lever en moi un espoir tellement puissant, tellement vital -si inoubliable- que j’ai retrouvé A VIF d’intimes émotions que je croyais adoucies, voire cicatrisées après cinquante ans.
Et j’ai découvert que j’étais restée étroitement branchée à la mémoire collective de cette période et que je porte toujours, quelque part en moi, le deuil de tant de vies arrêtées -que je garde aussi, moi qui ai gardé la vie, le désir de l’assumer responsablement.
Durant quelques jours, rien n’aura pu me distraire du flot des souvenirs. J’ai tout revécu, les larmes rentrées dans les yeux et dans le cœur.
Maintenant, cette émotion je viens la partager avec vous qui vivez, en paix, ce grand choc de l’Histoire, fait de tant de morts.
Aux premiers mots des médias, le passé a surgi de toutes parts, comme déversé de mémoires concentriques… mémoires gigognes…
Celle de l’Histoire du monde, de l’histoire de la nation, de la région, de Crest, et, tout au centre, la mienne, soudée, imbriquée aux autres, parce que la vie a voulu que j’aie mon premier enfant, le 8 juin 1944, à Crest et sous la mitraille des représailles nazies.
J’avais porté mon enfant dangereusement dans une école du Vercors -Gigors- qui sera incendiée fin Juin 1944 et toujours par représailles… Ensuite, mon bébé n’aura guère quitté mes bras durant les deux mois qui ont suivi sa naissance, toujours des bombardements et des mitraillages, des fuites, des agressions personnelles. Chaque lendemain était un miracle de survie dans notre région où l’insurrection était parallèle au Débarquement du 6 juin en Normandie.
Mais je suis là et mon fils vit. Mes autres enfants ont pu naître. Comme vos parents ils sont d’heureux rescapés de cette histoire sanglante que vos grands-pères ont vécue. Ils ont pu, en paix, faire leurs propres enfants. Vous êtes parmi ceux-là. Je mesure notre chance…
Cependant, la « vivante » que je suis peut-elle oublier tous ces morts alliés de tant de nationalités ? Tous ces jeunes morts qui n’ont pu vivre leur vie, faire leurs enfants ? (ils auraient des petits sensiblement de votre âge…).
Ma pensée reste construite –à jamais, je le sais bien- sur toutes ces vies qui n’auront pu être, si bien que ma propre vie reste lestée d’eux, grandie, comptable, redevable.
Ils avaient même goût à vivre et même tendresse…
Je pense à des copains qui n’auront pas eu la chance de mûrir leur vie et de la vieillir… Sous des stèles souvent sans nom, ils en sont restés à leurs jeunes exigences. Et je vis sous leur regard plus souvent que je ne crois…
Une institutrice d’un village très éprouvé en 1944, m’écrivait dix ans plus tard : « mes élèves courent et jouent dans la cour… je verrai toujours partout, dans les leçons, dans les jeux, les ombres des autres qui écouteraient, joueraient… »
A la rentrée de 1945, le tout premier mot que l’on apprenait à lire, à écrire, en même temps que son nom, était LIBERTE.
Paul Eluard l’avait mis dans un poème que l’on récitait ensemble…
Le goût que ce mot avait alors dans nos coeurs…
J’avais 23 ans et déjà un lourd passé.
En pensée je me reportais à 1938… J’avais 17 ans. L’Allemagne avait annexé l’Autriche. Nous tremblions déjà… Et nous avions bien raison : le 3 septembre 39 la France entrait en guerre…
Et le 10 mai de 40, l’offensive allemande se précipitait… J’ai terminé mes études sans établissement scolaire (transformé en Hôpital militaire) dans des locaux de fortune… Nous n’avions guère de livres, guère de professeurs non plus, et nous avions faim et peur… nos seuls loisirs étaient des cours de Croix-rouge, des entraînements à descendre dans des abris en des temps records (des aides aussi : nous étions sollicités, les hommes étant à la guerre).
Et nous n’avions pas vingt ans.
Je me souviens même avoir … «enseigné» mes camarades … en créant des réunions de répétitions à 10 ou 12 (avec les cours d’une ancienne élève) . Nous avions pallié à un manque de professeur de Philo. Ça n’a pas duré longtemps : un professeur l’a appris et je me suis retrouvée au milieu de la classe, chargées de répétitions officialisées… que j’avais répétées la veille chez le professeur qui était au lit, une jambe dans le plâtre!… J’ai même dû donner des dissertations qu’elle avait, bien sûr, corrigées.
J’ai parfois aussi remplacé au pied levé un prof empêché, dans les petites classes : pionne-répétitrice-prof d’à peine 19 ans, la classe, les alertes et les petits qui ont peur, et, pour pallier à la frousse, les poèmes, les chansons dans le fond des caves…
Ce fut une rude épreuve que je ne souhaite à personne.
Si je racontais cette histoire, aujourd’hui, dans un livre, me croirait-on ? Je m’y vois adulte.. Ai-je pu être vraiment jeune ?
Vous vivez très loin de ces souvenirs, vous avez des livres, des professeurs, des bibliothèques, et les magasins regorgent de victuailles, et tant de loisirs possibles…
Un instant, mettez des semelles de bois, râpées jusqu’aux fibres, et des vêtements archi-ravaudés où l’on grelottait l’hiver… les avions menacent, les gens que l’on croise sont peut-être à la solde de l’ennemi … et l’on ne sait rien de vrai sur les rumeurs menaçantes.
Pas de fêtes mais des deuils… et dans tout cela, je crois que ma plus grande peur résidait au fond de moi : peur de tout ce que j’ignorais.
Je sais maintenant que j’avais raison de trembler puisque je connais la suite de l’histoire et les camps inqualifiables d’extermination.
Et puis revenez très vite à vos cours et vos familles… et ayez une pensée pour ceux qui vivent encore ce que je viens d’évoquer, en Europe centrale, en Afrique et ailleurs… La paix est la chose au monde la plus difficile et la plus fragile. Profitez, avec respect, de la chance que vous avez (…) «
Le texte se poursuit et se termine par le passage déjà publié dans l’édito de mai, à propos de l’écriture de « Le temps de Julie » :
« Je suis heureuse aujourd’hui d’avoir écrit « Le temps de Julie » -qui fut si dur à finir, trop de souvenirs aigus en « noyant » les pages.
Ce que j’avais vécu en 1944 était si violent tout au fond de moi que Maria en est morte, que son enfant n’est pas né, le contraire de ma chance.
« Elle se reploie sur son ventre qu’elle enserre de ses deux bras. Elle n’est plus que le regret de cette vie qui palpite, là, sous ses deux mains, et qui n’ira pas jusqu’à la lumière. » (p. 122, Le temps de Julie, Castor Poche)
Comme j’ai eu de la chance, et vos grands-parents aussi, puisque nos enfants ont pu aller jusqu’à la lumière… »
Nous nous retrouverons, j’espère, le 15 Juin au vieux village de Mirabel, pour la lecture et pour échanger ensuite, et partager le verre de la Paix.
Anne