Nouvelle d’un printemps (inédite,1988)

Pour finir le mois d’avril en cette période de lune rousse, une nouvelle, écrite en 1988… en une période sûrement identique… !
cadeau d’avril ! découvert au fond d’un classeur inexploré ! 

A la fin de Mars, l’année où il fit si froid, Inès, un jour,  n’accepta plus l’idée de grelotter avec indifférence dans ses vêtements des quatre saisons qui la nippaient aussi l’hiver.
Comme elle n’allait pas au ski, elle ne possédait pas de chauds équipements. Et comme elle était née à Saint-Zacharie-la-montagne, elle avait jusqu’ici toisé de haut les frimas de la plaine et, en habits de ville, elle se bornait à avoir froid sans en faire toute une histoire.
C’était comme ça depuis cinq ans.
Et, soudain, elle ne pourrait pas l’admettre un jour de plus ? Et juste à la fin de l’hiver ? Quelle mouche la piquait ?
« On est fin mars, ma fille !  » se dit-elle avec sévérité, « les tulipes vont éclore et la météo prophétise… »
N’empêche ! Avec une énergie fébrile, elle déversa sur son lit ses fonds de tiroirs et de poches, le boudinage d’un chéquier et fit de grands calculs qui n’excluaient pas les centimes, puis elle s’écria OUAIS ! en sautant au plafond.
OUAIS ! elle se trouvait assez riche pour acheter tout de suite une combinaison fourrée, un anorak extra, les meilleurs après-skis possibles.
Toute affaire cessante, elle courut dans un magasin qui avait troqué, en vitrine, les vêtements d’hiver contre ceux de printemps, et elle fit déballer les stocks avec des ordres volubiles.

-Vous achetez aussi les skis? demanda le vendeur.
elle le regarda étonnée : elle n’allait pas aux sports d’hiver! Elle restait ici, à Romans!
Le vendeur l’enferma dans quelques regards soupçonneux.

Dérangée et prise de court, elle rétorqua vivement que c’était son droit d’avoir chaud.
Et elle ajouta aux achats des moufles, un bonnet de mohair et de longs caleçons fins.
Le vendeur acquiesça, aimable, d’autant plus qu’elle allait lui laisser un semblant de fortune.

« Je suis folle » se dit Inès une fois dehors et passablement encombrée. J’ai acheté tout ça en quatrième vitesse comme s’il y allait de ma vie, moi qui réfléchis cent sept ans avant d’acheter trois mouchoirs ! Qu’est-ce qu’il se passe dans ma tête ?..
J’aurai bonne mine si le redoux arrive …

Il arriva.
Et le soir même.

Les calculs de la météo avaient poussé le froid du côté de la Sibérie et de grands coups d’air chaud purent entrer en Dauphiné… et dans l’ouateuse épaisseur de l’anorak d’Inès.
Ayant grelotté soixante jours, Inès crut bon de se dédommager et elle ne quitta pas son équipement flambant neuf … D’ailleurs, début avril on ne se dévêt pas d’un fil…
Cependant, l’air avait un pré-goût de printemps cablé par la Provence qu’il avait humé au passage et les arbres des places s’en tortillaient d’attente. Mais pourquoi donc Inès, à contre-courant des saisons -et à contre-courant d’elle-même-  avait-elle investi tout ce qu’elle possédait dans des fringues pour froid qui allaient lui être inutiles ?
Inès avait parfois des raisons inconnues qu’elle aurait volontiers jetées par dessus bord mais elles se cramponnaient, sournoises, inexplicables, jusqu’au jour où, comme ça, elles remettaient leur clé dans ses mains étonnées…
C’était, soudain, comme si la vie perdait patience devant l’étroitesse des gestes, leur lenteur, leur obscurité. Le temps d’une décision, elle ôtait à Inès la gouverne d’elle-même, alors la décision partait seule devant -et la suive qui peut!, elle avait ses repères on comprendrait plus tard, fallait sortir de là !

« J’ai bien une raison! » se répétait Inès , à l’affût de cette raison.
Elle devait bien, aussi, en avoir une pour téléphoner, le soir même, à Saint-Zacharie-la-montagne et en appeler un qui était resté au pays.

-Ben alors, dit Jean-Jacques, si j’m’attendais à ton coup de téléphone ! Qu’est-ce qui t’arrive, Inès?
– Rien rien ! dit vivement Inès. Une pensée comme ça .
– J’en suis touché. Mais t’as bien, tout de même, une autre raison que celle-ci ?
– Ecoute, dit Inès, c’est complètement idiot : ce matin, je me suis offert un équipement de montagne. C’est ridicule en presque avril… Mais… j’ai pas pu faire autrement.

« J’ai pas pu faire autrement » lui avait déjà dit Inès, il y a cinq ans, le jour où elle avait quitté sa montagne natale pour suivre un estivant qui lui promettait la vallée, la lui avait donnée puis s’était retiré.
– Jean-Jacques ? tu es toujours au bout du fil?

S’il y était …
Inès, sa petite étoile des neiges…
Quatre fois l’an il descendait dans la vallée mais elle ne voulait pas revenir au pays habiter ce chalet qu’il construisait en pensant à elle et qu’elle n’avait jamais vu…

– Ecoute, dit enfin Jean-Jacques, ici y’a de la neige. Prends ton mois de vacances et débarque au chalet. Que ton équipement te serve à quelque chose !

S’il y avait une logique dans l’achat de ses nippes chaudes, se retrouver à la montagne,  le col de l’anorak remonté jusqu’au nez,  devait mener plus loin que cette logique obscure.

– Chiche ! dit Inès. J’arrive.
Elle régla tout, son travail, sa vie, en une seule journée et arriva avec un car à Saint-Zacharie-la-montagne.
Jean-Jacques et ses chiens l’attendaient.
Bonjour bonjour. Inès s’assit sur le traîneau, Jean-Jacques debout devant elle, bien campé sur ses jambes.
Et le traîneau les emporta dans de grands giclements de neige qui fusaient de leurs sept couleurs en égrenant des soleils verts.
Inès riait. Les chiens couraient. Et Jean-Jacques posa la question rituelle  (à laquelle Inès répondrait comme elle le faisait chaque fois »t’es fou fou, Jean-Jacques, non !)
– alors Inès, on se marie ?

Inès cessa de rire.
Le ripement du traîneau sur la neige sciait l’air comme une musique de galaxie ou de grands-fonds.

elle s’entendit répondre d’une voix qui était plus que la sienne :
– Je n’étais pas venue pour ça… mais si j’y réfléchis…
– Quoi ? dit Jean-Jacques interloqué.
Et, se tournant, il la regarda doucement.
Elle serrait autour de son cou le col chaud de son anorak. Son bonnet de mohair enfoncé jusqu’aux yeux elle souriait. La course et le vent froid cinglaient de rose son visage. On aurait dit qu’elle n’était jamais partie.
Jean-Jacques était debout à l’avant du traîneau, moulé dans sa combinaison de ski, sa figure de proue fendait solidement le vent. Il se taisait. Parfois, un bref cahot jetait Inès contre ses jambes.
Il dit enfin, montrant en bas de la pente un joli toit de lauses – Cramponne-toi ! on va foncer sur le chalet. C’est chaque fois, ici, une course d’enfer : les chiens sont fous dans cette dernière descente.

Elle appuya d’abord sa joue.
Puis, elle encercla des ses bras les jambes arcboutées, vibrantes.
Elle restait là, confite et chaude. La vitesse échancrait la neige à des dimensions d’arc-en-ciel.
Que c’était bon de fondre enfin après cinq ans de glaciation dans la vallée.

Le traîneau s’était arrêté aux portes du chalet.
Jean-Jacques cherchait dans ses poches.
– Mes clés ! dit-il enfin en les faisant tinter comme des clarines d’alpage.
– Donne ! dit  Inès vivement.
Elle prit les clés, chaudes des poches de Jean-Jacques, et ouvrit elle-même la porte.

Le soleil entra le premier.
Elle s’apprêtait à le suivre, 
– attention à la marche ! dit Jean-Jacques en la retenant.
Inès sourit..la marche, elle la savait,  l’ayant déjà franchie se précédant elle-même.
 Avec un rire heureux, elle saisit la main de Jean-Jacques et se cria « J’arrive ».
Alors, tranquillement ils tapèrent leurs bottes pour laisser la neige dehors et ils descendirent la marche.