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(suite)

Il me semble que c’est d’abord une histoire de transmission

La première chose qui me vient à l’esprit c’est le mot évidence. Comme si, ce que la petite fille qu’elle était avait reçu ne pouvait qu’être engrangé pour être redonné un jour. Cela suppose sans aucun doute une capacité d’écoute et d’observation assez poussés.

Je lui avais demandé lorsque je l’ai interrogée en 93 ce qui avait été déterminant. Elle m’avait répondu:

J’ai écrit à cause d’un papa poète qui a raconté beaucoup d’histoires. C’était, une fois lui, une fois moi. Un jour, il a écrit la première ligne de ce que j’avais dit…

Elle parlait souvent aussi des mémés conteuses de son village (Saint-Avit où sa famille a déménagé alors qu’elle était dans sa prime enfance), un village où les grand-mères avaient mission de raconter des histoires, en faisant la soupe par exemple. J’en ai entendu tellement que c’était normal que j’en écrive…

J’ai su lire très vite car j’avais envie d’écrire, j’avais des carnets pour ça.

J’ai eu envie d’écrire toute ma vie. Au début de ma vie de femme, en étant institutrice et avec mes enfants, ce n’était pas possible. J’écrivais des poèmes, que je mettais dans un tiroir.

Les poèmes, c’est une sorte de soupape, d’état de grâce

(03 90)

Je m’enfermerais bien dans une vie contée. Mais je ne peux passer que par les mots désormais, et les mots passent par ma plume (…) et je découvre des joies contemplatives et immobiles ne pouvant faire mieux.

L’écriture, c’est aussi une nécessité, comme un trop-plein de sa vie

Je suis très frappée par la sensualité de son écriture. Et j’ai l’impression d’une source inépuisable qui ne nait pas dans le cerveau, dans l’intellect, mais dans la vie qui parfois la submerge. D’où l’idée de trop plein. Comme si les mots ne pouvaient que jaillir en même temps que les sensations. Comme si elle était immergée dans un océan de mots.

J’ai l’impression qu’il est difficile de dissocier sa vie de son écriture.

(04 90)

La vie se vit à pleins bras, chaude et violente. Il faut la toucher de partout. Ce qu’on ne peut atteindre par les gestes, on tente de l’atteindre par les mots jetés comme des mains (chaudes)…

(…)

Parfois j’ai l’impression que la vie et les mots me débordent. Je ne bouge plus, je ne dis rien. C’est un bain illimité et je suis le débordement même des mots et de la vie.

Je crois qu’on peut parler d’un besoin impérieux

D’une évidence absolue, comme elle l’exprime elle-même. Tout se fait, dit-elle, malgré elle. L’écriture s’impose.

(11 87)

Elle (APJ) baigne dans quelque chose. Sa plume y baigne aussi. Tout se fait sans préméditation. Elle se regarde souvent de travers en se demandant de quoi elle se mêle, et ça marche presque malgré elle.

(Les mots), je n’ai plus guère de liberté vis à vis d’eux. Ils écrivent dans ma tête des livres que je n’écrirai jamais, mettent au net des moissons hâtives, comme une meule perpétuelle, même en sommeil ils oeuvrent pour eux. Pour le plaisir? Peut-être pas, mais pour le besoin c’est sûr.

C’est une mécanique inarrêtable, incontournable, et c’est trop facile en moi pour ne pas m’effrayer parfois. J’aimerais me démarquer mieux.

(92)

Si on pouvait apprivoiser les mots pour traduire en clair (….) Mais ces mots-là n’existent pas car ils sont communs: on les lit par une intensité similaire, dans le blanc même de leur force non entachée d’encre maladroite; ils n’ont pas besoin de forme écrite ou orale… ils sont.

Ce besoin va très loin, jusqu’à l’intime, puisqu’elle peut livrer ceci:

Il y a sensualité à écrire, avec son corps, son âme, son sang.

(03 93)

Il y a dans l’écriture un jaillissement (une sorte d’orgasme). Il faut trouver ça en toute gratuité et le reste viendra. On ne fait pas l’amour pour passer à la postérité. L’écriture non plus. C’est une fête intime.

Je vais parler de la correspondance d’Anne Pierjean. Qui de mon point de vue illustre les deux ressorts de son écriture: la transmission et la nécessité absolue pour elle de s’exprimer en mots.

On sait qu’Anne Pierjean passait deux ou trois heures par jour à son courrier. Pour répondre aux enfants mais aussi aux adultes (et souvent ces adultes étaient les enfants qui avaient grandi).

Elle s’est demandée si elle était une écrivaine épistolière. Elle n’a pas répondu à cette question.

Je pense personnellement que la transmission passait non seulement par ses romans pour la jeunesse mais aussi par ce canal de la correspondance. Et je pense qu’elle s’y adonnait avec le même art.

En effet, ce qui m’étonne, dans ce que j’ai pu lire, c’est non seulement la richesse des propos, mais aussi le style de cette correspondance. Or contrairement au temps passé pour les textes publiés, la correspondance est par définition issue d’un premier jet. A moins de détruire une lettre et de la recommencer. Il est vrai que j’ai aussi vu dans des lettres des ratures ou des petits morceaux de papier collés sur une partie du texte puis remplacé par d’autres phrases… Ce qui tend à montrer qu’elle avait là, comme dans les textes publiés, le même souci des mots justes.

Cette correspondance est également, me semble-t-il, une manière de mettre au jour, des constats, des sensations, des vécus, des expériences, bref toute la mosaïque de ce qui faisait sa vie. De donner (donc de transmettre) un matériau existentiel lentement mûri. Et qui ne pouvait là non plus échapper au besoin de dire…

(03 90)

L’écriture est, je crois, la chose qui demande le plus de gammes (…) Ecrire aux amis mène à tout quand les amis motivent. Un jour ça coule, imparable. Et l’on n’est plus tourmenté par le besoin de dire.

(10 92)

Qui m’écrit, cherche en lui, et cherche à piocher dans mes engrangements. Bien sûr il cherche dans le fatras -à 70 ans ce sont des myriades de pollens bruts, pas tous digérés-. Qu’un correspondant remue ces pollens, l’affection aidant, je les remue moi-même, et les mots s’en emparent, le les lui donne un peu présentables ou du moins compréhensibles, mâchés je crois à ses dents.

(07 90)

Tout le monde tâche de vivre du plus confortable qu’il peut à l’intérieur de sa peau! J’ai peut-être les mots, non pour le dire, mais pour le faire sentir.

Comment écrit-elle?

Comment l’écrivain travaillait-elle ses textes. Ce qui va suivre va nous montrer deux aspects de son écriture. Tout d’abord l’étonnante facilité avec laquelle surgissaient les personnages et les mots. Ensuite le travail d’orfèvre qui était le sien après ce qu’elle appelle le premier jet. La facilité n’empêchait pas, on va le voir, un énorme travail…

Pour ce qui concerne le « surgissement initial », Anne Pierjean décrit une sorte d' »emprise ». Elle explique en tout cas qu’elle n’a pas la maitrise par rapport à ses personnages.

Mais d’abord elle précise:

Je n’écris jamais sur commande, juste ce qui vient spontanément, tout seul, quand j’ai le temps.

Et aussi:

J’ai beaucoup écrit mentalement avant de coucher sur le papier.

Par rapport aux personnages, elle explique

(In 93)

Les personnages font ce qu’ils veulent. Ils veulent, puisent dans ce que je suis, c’est une aventure extraordinaire.

J’ai moins de résistance. Mais quand les personnages

me sautent à la tête!!

(12 92)

Mes personnages, le temps où ils me fréquentent (exclusifs et abusifs) sont tellement proches que je les aime, que je dois les respecter. Je ne suis jamais voyeuse, mais je suis l’autre dans les dialogues… C’est une gymnastique et je dois vouloir comme eux.

Les personnages, à peine créés, se confient à moi de façon très déterminée, car ils ont une vie très active et réclament mes mots de façon très autoritaire. J’écris, j’écris, je les suis de mon mieux. Ils vivent sans me consulter (…)

Dans ces conditions, comment l’auteur reprend-elle la main? Comment s’y prend-elle pour s’emparer de ses personnages et, non pas les conduire où elle veut puisqu’elle ne le peut pas, mais de la manière dont elle le veut?

Et cette aventure là est elle aussi jubilatoire….

Lorsque l’histoire galope comme un film devant ma plume, je suis entrée dans une autre joie: celle de mettre en mots leur aventure, en mots selon mes cadences, ma musique personnelle, mes images intimes peut-être.

Je ne trouve ma joie que lorsque mes phrases entrent dans l’oreille avec une façon que je ne saurai définir mais qui est la mienne, j’écris et je cherche avec acharnement MES mots.

Donc j’ai deux joies qui se tiennent la main, l’une tirant l’autre (une fois l’idée, une fois les mots), et qui est le plus fort? Je ne peux jamais le savoir…

(Int 93)

J’écris sur une cadence. Je fais une lecture à l’oreille, je lis fort, je m’écoute.

Comment faire pour avoir un style? lui avais-je demandé.

C’est une grande discipline. J’ai un système: être visuelle. J’ai une cadence, et des images. Je vois d’abord un film et je le traduis. Je ne sais pas où il va, je cours après.

Il y a d’abord un premier jet. C’est un plaisir, une luxuriance, une forêt vierge. Je me laisse submerger. J’écris une scène avec une joie immense.

Puis je fignole, c’est un travail de ciselure. Tout se fait par d’infinis clivages. Ce n’est jamais fini.

En réalité, il faut distinguer les romans pour enfants qui ont été, à une exception près les seules à être publiés, des textes pour adultes non publiés, à une exception près de son vivant (puisque Anne a fait publier ensuite « La sente terminière »).

Et parmi les écrits pour la jeunesse, à côté des romans qui mettent en scène des personnages imaginaires (même s’ils sont nourris par sa propre vie), il y a « Paul et Louise » et les deux autres ouvrages de ce qu’elle appelait la trilogie.

C’est, précisait-elle, la mise en scène d’anecdotes dans un paysage. L’ordinateur interne savait ce que je voulais dire. J’ai écrit en patchwork. Tout s’est mis ensuite en place.

Elle sépare bien ces ouvrages pour la jeunesse de ce qu’elle écrit pour elle. Et elle constate:

(03 93)

J’ai peut-être acquis un style mais je le consacre à l’invendable pour les adultes. Je ne peux pas écrire du vendable pour les adultes je crois. C’est un niet plus que vital, un refus existentiel.

Elle évoluera à la fin de sa vie puisqu’elle acceptera que soient publiés, dans « l’Instant exact » des textes poétiques pour adultes.

C’est justement avec cet autre flot que je voudrais continuer mes propos. Et parler de ce qui n’était pas forcément couché sur le papier. Il me semble que c’était comme un fleuve qui l’emportait, dans ce qu’elle appelle une histoire d’amour avec les mots.

Non seulement elle éprouvait du plaisir à s’emparer des mots qui jaillissaient pour les utiliser, comme la plupart des écrivains, mais elle ressentait également une jubilation à se laisser posséder par eux sans les traduire en phrases.

(6-89)

Les mots voltigent en vols secrets et tenaces. Joie d’être en puissance de mots, même muette (…)

et qu’ils sont beaux les mots non écrits.

(12 89)

Je suis en pleine immersion poétique! Vous savez les fées qui vous fichaient un coup de baguette et dès qu’on ouvrait la bouche il en sortait une fleur ou un crapaud, mais moi ce sont des poèmes.

Chaque fois que je sombre c’est la même chose: un bûcher de mots flambe en moi et il brûle avec le massacre obscur et intime qui me tenaillait… Ce ne sont pas les poèmes qui comptent (ils ne sont jamais que de la cendre) mais la démarche salvatrice, l’exutoire impérieux. Rien n’est plus doux que cette immersion mugnificente. Je me dis (bien que je la refuse d’abord jusqu’à me battre contre) que j’ai vraiment là une énorme chance…

(…) ça vaut le coup de vivre avec les mots une histoire d’amour comme celle que je ne cesse de vivre même quand je n’écris pas.

Quand les mots flambent ils sont en nuée. Je ne sais jamais ceux que j’ai dits. (Je vais finir en vraie fadade!)

Il n’y a rien d’étonnant alors à découvrir qu’elle avait noté aussi:

(10 95)

Dans mon armoire, dans des sacs, des kg de mots, des kilomètres de lignes, des phrases agencées et reprises, recommencées.

Je vais brûler le tout. Mais je garderai la dernière mouture de « Marie, les mots et le jardin ».

J’aurais dû photographier la pile des 9 à 10 moutures successives. Chacune repartait amenuisée, de la précédente mise au net… L’épaisseur était dégressive. J’aurais mis dessus la dernière, celle que je garde. Elle a 46 pages. Celle du dessous en possédait 200…

Quelqu’un aurait pu étudier comment les phrases vont leur vie quand on leur permet de renaître.

(12 01)

J’ai trop écrit. Pourtant j’ai cent fois tout brûlé…

En mars 93 elle constatait:

Les thèmes sont à contre-courant de cette vie de fin de siècle. Ils sont en avance, car je ne les crois pas en retard. Ils le furent peut-être mais on y revient.

Pour terminer je reprendrai une phrase qu’elle m’avait confiée, qui montre qu’elle puisait non seulement dans sa propre vie mais aussi dans les échanges qu’elle avait avec tous ses correspondants (ils étaient très nombreux).

In 93

Un jour l’éditeur m’a dit: Avec la correspondance, vous perdez un temps infini. Je lui ai répondu: et le terreau?