le JARDIN, les MOTS, la MAISON

Le Jardin

Pâques 1991, extrait d’une lettre d’APJ:
… je profite du spectacle du jardin. Le camélia est fleuri, les cerisiers neigent dans le vent, la pelouse est un pré authentique avec toutes ces fleurs qui en attestent : primevères, pervenches, pâquerettes, violettes des bois à tiges rampantes et toutes les anonymes, véroniques et autres, c’est superbe…et les rencontres amicales demeurent vives en dépit des éloignements, ça aussi c’est superbe…

« Ma maison ?

Ma maison ?  votre question pourtant si simple me prend au dépourvu. Ma maison, je « la vis » et j’y vis sans presque y penser, sans m’exprimer jamais à ce sujet : elle fait partie de moi, elle est unique et essentielle, elle représente plus que l’abri où je niche.

Bien sûr, elle habille ma vie de ses meubles, ses murs, ses objets que je touche. Nous l’avons faite, un jour, pour y voir grandir nos enfants, c’est NOTRE « bulle » dans le monde, nous l’aimons, elle est nous.

Je l’ai tant décorée et vêtue, peu à peu, je lui ai tant dit nos ancêtres et mes souvenirs que je l’ai lestée, avant tout, du passé qui me porte et me vient de la nuit des temps. Je l’ai rendue pérenne.

Pérenne au point d’y sentir l’autre, celle de mon enfance, comme une âme gigogne inclue en celle qui anime nos vies. c’est la vieille maison qui explique à la jeune comment ensemencer les jours en se rappelant hier et prévoyant demain, c’est l’ancienne, je crois, qui me porte toujours. Il faut aux maisons neuves l’apport de nos racines sinon que sauraient-elles ? Elles ne pourraient pas enchaîner nos étapes de vie.

Si je ferme les yeux, dans ma maison de Crest au quartier Masse-panier (large et résolument haute au milieu d’un grand pré qui jouxte un petit bois) ..si je ferme les yeux, je trouve La Gourrue qui est bien à vingt lieux de là !… La GOURRUE est en galets lisses alignés comme des petits pains. Un rosier écarlate ensanglante une glycine toujours pâle… le four à pain… les celliers et les caves… un linteau qui conserve les dates de famille et l’ombre d’une aïeule qui s’en vient du lavoir et cueille, à son passage, une reine-claude de miel… qui mûrit maintenant ici car je l’y ai greffée… j’ai semé dans le pré les bouquets fous de mon enfance, j’y cueille les mêmes violettes… mes draps s’empilent dans de lourdes armoires où ma lignée rangeait les siens et nous mangeons parfois sur le pétrin qui gardait leurs farines… quant à ce bureau où j’écris c’est la longue table fermière.

Si je rouvre les yeux c’est ma grande maison, ses pièces en étages, ses arbres dans le pré, ses souvenirs partout, et elle a l’âge de ma fille. Elle a aussi un grand portique où jouent désormais nos petits-enfants. Des souvenirs partout… Y compris ceux des « enfants de papier » que j’ai imaginés et qui ont pris vie dans des livres, alors qu’une arrière-grand-mère faisait vivre les siens en les contant aux veillées de village. et j’écoute l’horloge qui met son tempo sur mes mots comme elle le posait sur les siens.

Parler de ma maison? votre question m’est douce. Jamais elle ne m’avait été posée. Et je découvre, grâce à vous, qu’une maison c’est un lieu pour le lit, la cuisine et le reste, encombré de livres partout, mais que surtout c’est le grand nid des souvenirs qui sont l’assise de nos marches, leur base enracinée et leur coeur et leur âme : la coquille où l’on se renforce.

Je visite souvent une vieille voisine qui a rangé ses 86 ans dans une maison de retraite. Et j’ai été curieuse de lui poser votre question.

« ma maison, m’a-t-elle répondu, c’est ici désormais: je ne peux plus « soigner » une maison moi-même. Mais celles que j’ai eues, je les possède encore bien regroupées en moi, à leur tour elles m’habitent… Dites-leur bien à ces « petits » des Ponts de Cé, qu’au fond, on n’a jamais qu’une maison que l’on transporte dans des murs successifs… »

Je resterai sur cette conclusion dictée par Mélanie… Et j’espère, un jour proche (j’ai 74 ans) me souvenir de la sérénité de ses paroles, moi qui tiens encore fort à ma maison telle qu’elle est, à ses arbres, ses meubles, et mes choses dans ses tiroirs. »

 

lettre d'APJ à l'atelier littéraire du Collège François Villon, Les ponts de Cé