lettre d’Alain Nesme,
décembre 2024
Je viens de relire La demoiselle de Blachaux et je ne te cacherai pas le plaisir que j’ai éprouvé à cette relecture. Le plaisir de me plonger à nouveau dans l’univers d’Anne Pierjean, d’y retrouver tous ses thèmes, notamment celui du sauvetage. Antonio venant au secours de Lalie Brec et se sauvant lui-même ce faisant. Pour moi, c’est le passage le plus fort du livre.
Lalie Brec et Antonio Soler, deux êtres repliés sur eux-mêmes, sous le poids d’une souffrance indicible.
Antonio, sur la voie de sa propre résurrection (son premier sourire) en constatant que grâce à lui, Lalie Brec est sauvée, d’une mort physique, et plus encore d’un autre genre de mort, dans une solitude extrême.
Lalie Brec, cette teigne aux yeux de tout le village, se détend, enfin, décrochant elle aussi un sourire, le premier depuis la mort de sa fille.
La mort (celle de la fille de Lalie, celle de la mère d’Antonio) est très présente dans ce roman, mais pas pesante, par la magie de l’écriture d’Anne Pierjean. Anne Pierjean qui se sauve elle-même, une fois encore, en écrivant ce nouveau roman. La catharsis en marche, depuis déjà un certain nombre de romans et pour de nombreux autres encore.
J’ai cherché Blachaux sur la carte. Ce village n’existe pas sous ce nom, mais sous celui de La Blache, un hameau semble-t-il de nos jours, situé à quelques kilomètres de Plan-de-Baix. Cette histoire résonne tellement vrai en nous, qu’elle doit nécessairement se situer dans un vrai lieu et non seulement dans un lieu imaginaire, sommes-nous tentés de penser… Dans cette Drôme qui nous a donné des figures aussi fortes et attachantes que celles d’un facteur Cheval, d’une Marthe Robin et d’une Anne Pierjean, pour s’en tenir à la période post-ancien régime. J’espère ne pas te choquer en établissant ce type de parallèle. La spiritualité d’une Marthe Robin (une spiritualité laïque dans le cas d’Anne Pierjean, sa foi dans l’homme, dans les ressources de l’être humain) et la créativité infatigable d’un facteur Cheval.
Il y aurait bien d’autres choses à dire, et matière à explorer, avec cette « demoiselle de Blachaux« , notamment sur la question de l’école dans l’œuvre d’Anne Pierjean, mais je m’en tiendrai là, pour raison garder dans cet épanchement d’émotions.
extrait d’une lettre de Naïs Grangeon
Elle était venue écouter la symphonie numéro 1 de Malher dans laquelle je jouais avec l’orchestre d’Avignon. J’avais 14 ou 15 ans je pense… La semaine suivante elle m’a envoyé l’intégrale de Baudelaire ( la pleïade Svp !) avec une super dédicace qui disait à quel point elle s’était régalée… j’ai rejoué cette symphonie , que j’adore, plusieurs fois et je me suis rendu compte à chaque fois que je l’avais vraiment associée à elle, cette musique…
c’est la première chose à laquelle je pense…
Il y a aussi « la musique » de ses Blue jeans..
quand j’étais toute petite, (2 ou 3 ans) elle avait passé beaucoup de temps à Murles pendant la construction de la maison.. elle portait des blue jeans tous les jours et j’étais impressionnée par ses longues jambes au bas desquelles je trottinais.. j’adorais le son qu’elles produisaient en se frottant lorsqu’elle marchait.
Ça m’a vraiment marquée, c était une véritable musique.. et je réclamais des balades sans cesse pour l’entendre, cette musique de tissu frotté, rythmée par la cadence de ses pas .
Je ne sais pas pourquoi ses jeans à elle provoquaient ça chez moi!!! Car ma mère en portait aussi mais « sans musique »…
* * * * * * *
pensée d’Anne G. autour de Pâques
En ces temps de Pâques, qui approchent, je pense à l’anniversaire de la mort de son père, Michaud et je relis quelques pages d’ « Anne des Collines », un manuscrit inédit où elle évoque son enfance.
Cette date anniversaire a résonné fort toute sa vie.
Je vous transmets et offre ce passage :
« Deux ans plus tard, au printemps, dans ce même mois des anniversaires, la vie de Michaut se terminera.
15 H. Un vendredi saint, dans une envolée de cloches qui partaient à Rome pour le dire à tout le monde, à Dieu et au Pape, aux montagnes et aux vallées, à la vie et à la mort.
Et puis les cloches se turent tout le samedi saint.
Et puis elles revinrent le dimanche de Pâques pour un Dieu ressuscité, mais Papa resta sur son lit de mort, beau et aussi froid qu’un marbre.
Et l’on enterra Michaut pour le lundi saint qui était aussi la fête du village.
Et les cloches, alors, purent sonner tout leur glas.
Le glas de la mort venu du fond des âges.
Marie l’écoutait, saisie, martelée de plus loin qu’elle et portée aussi par bien plus grand qu’elle.
Elle se taisait sans bouger, comme pour ne pas donner prise.
Pourtant, elle aurait hurlé avec les chiens du village pour n’être plus elle, juste un animal qui brame sa peur et oubliera tout le glas suspendu.
Mais Maman pleurait déjà, se tordant les mains, prise de panique dès les premiers coups de cloche, ne supportant rien, pas plus le glas que sa vie, affolée de lendemain et mordue à pleines dents. On ne pouvait pas ajouter encore les pleurs de Marie. Alors la petite se taisait, inlassable, cramponnée.
– Pas une fois il m’a dit qu’il allait mourir! répétait Maman pleine de détresse. Pas une seule fois. Pourtant il le savait, j’en suis sûre. Avant le comas, il m’a ôté l’alliance. Il y avait la Mémée, elle le sait bien.
Pourtant, à Marie il avait parlé le premier jour de son mal, cette pneumonie à évolution rapide qui l’avait saisi :
– Peut-être ma vie va finir… mais je resterai en toi tant que tu me garderas… Aide bien Maman, c’est une bonne Maman.
Marie l’avait embrassé. Il l’avait serré contre lui une minute… Mon petit bonheur…
Mon petit bonheur…
Marie a gardé ces mots, quelque part en elle où ils articulent encore puissamment sa vie.
C’était la première fois. La dernière fois aussi.Et c’était l’ultime mot.
Si Maman distribuait toute la journée des mots de tendresse, farfelus et chauds, dans des crises de baisers résonnant dans la maison, Papa était très pudique avec les mots de tendresse.
Il disait Marie. Il disait Ma Fille sans ajouter rien qu’un regard qui déversait un grand bonheur à flots calmes.
Parfois, il gardait la main de Marie serrée dans la sienne et il y posait ses lèvres qui restaient là un moment. Alors, le bonheur-sans-début-ni-fin passait un temps par Marie. Un grand bonheur extatique qui voulait vous échancrer juste à sa mesure.Et Marie était immense dans ces instants là.
Mon petit bonheur.
Et Papa allait partir, sa vie achevée ? Alors elle ne serait plus SON cadeau et SON bonheur ? Elle ne serait plus le cadeau et le bonheur pour aucun Papa possible ? Marie voulait supplier : je t’en prie, guéris… Peut-être tu vas guérir… Il le faut et je le veux… »
Mais elle s’était tue, sans pouvoir les mots.Pour Louise, elle aurait pu dire… Mais pas pour Michaut… Les mots, entre eux deux, avaient bien trop d’importance et Marie sentait le glas qui tintait tout au fond d’elle… Non, pas à son père… Elle lui avait pris la main et elle l’avait embrassée gardant son visage appuyé dedans sa paume, je t’aime, Papa.
Elle sentait son autre main se glisser dans ses cheveux
– Va jouer, petite fille.
Papa avait les yeux clos. Des larmes dessous… »
note : Marie (Anne Pierjean) venait d’avoir 8 ans.
Nouvelle pour un livre d’heures, Anne Pierjean, 28 avril 2001
Le soir, la mort était là.
Non pas impérieuse et droite comme un i qui aurait jeté son point haut en flèche aigüe de cathédrale, non, non, pas cette mort là!
Non plus la mort des imageries populaires, faux et squelette, os décuplés et rictus de mâchoires sous le crâne ciré.
Non plus la veuve en ses lambeaux de bure sombre, si impérieuse qu’il n’était pas question de différer d’une pensée ! non,rien, mais rien du tout, de la danse macabre.
La mort était là, toute simple.
Simple. Comme je l’attends depuis toujours, même pas penchée sur un lit.
Donc, la mort était là, sans falbalas.
et j’étais là aussi, en tablier du jour, la marmite de cuivre repoussée sur la cuisinière, car je ne pouvais faire deux choses en même temps, mourir et achever des confitures.
Je quittais mon tablier. Les griottes ne craignaient rien.Elles perlaient déjà, elles n’étaient plus, dans le chaudron, que des griottes cuites.
Je me tournais vers la Mort Vive :
– c’est l’heure ? dis-je en enlevant mon tablier qui me poissait les doigts.
S’il y eut une réponse, elle ne fut pas audible.
_ Alors quoi ? ai-je insisté, en besoin de comprendre, toujours en attente de situations claires, nettes, orientées, qui fléchaient sans ambiguité la route à prendre.
La mort prenait son temps.
Sous l’abat-jour de la haute veilleuse,elle était drapée de violine et restait immobile.
Ailes la regarda, elle n’avait pas l’air pressée. Alors elle lava ses vieilles mains et écarta la mèche qui lui basculait toujours sur ses yeux.
Et puis elle attendit.
(Ses octantes années ne s’étonnaient pas de grand chose. Si ça se passait comme ça, elle voulait bien !)
Elle s’assit et se souvint d’un poème de ses vingt ans… qui parlait justement du temps. (*1).
Elle le récita à la mort qui passa du violine au rose -un rose indien au bord, un Redouté au centre.
La mort avait des yeux vert d’eau,ceux de la Drôme .. ou ceux de Luy car sa mère avait dû, un soir, les puiser là, agates dans le courant sauvage.
La mort écouta, attentive.
Ailes sentit en elle un tout petit grelot de rire : ça ne se passait pas trop mal.
Mais elle n’avait que l’habitude des enchaînements de la vie : questions, réponses, sourires, gestes, et l’instant paraissait être fait d’autre chose, d’une simple histoire de couleurs -signifiantes ? Codées ? Acceptantes ? Il y avait quand même un semblant de mystère.
Ailes se souvint d’un poème d’André Schmitz qu’elle avait fait sien par cette prétention que, qui entend recrée… surtout ce vers sur lequel elle traînait toujours : « il lui demanda d’oser dire »… Elle savait le reste par coeur. Devait-elle…?
Mais c’est la mort qui dit le poème sans voix. (*2).
Docile et indiciblement heureuse, Ailes le récita ensuite, à l’ombre opalescente violine… rose…blanche.. maintenant translucide… maintenant disparue.
Ah! Bon ? dit Ailes qui avait dépassé les étonnements superflus depuis le temps qu’était onTemps.
Elle remit son tablier.
Cligna des yeux pour bien juger des choses
plongea dans la gelée sa cuillère d’argent
l’inclina doucement à quarante cinq degrés
une goutte perla, joufflue, puis longue longue en étirements élastiques et retomba dans le chaudron
la seconde pris tout son temps avant de lâcher à son tour
mais la troisième resta là, au bec d’argent de la cuillère, ronde, lumineuse, odorante,
la perle était parfaite
la gelée aboutie.
Ailes ferma les yeux, émerveillée
Elle avait eu le temps de voir tout l’infini amené par ses doigts depuis le griottier à une perle réussie.
Une enfant qui passait ouvrit le bec, par l’odeur « alléchée »…
Et Ailes lui donna tout l’univers dans la becquée.
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*1
Tourne le temps,
Je reste
au seuil d’un mot fermé
J’attends
Tourne le temps tourne l’été tourne l’automne,
t’attend ce moi-sans-toi qui laisse
tourner le Temps.
S’enspirale ce temps dont je n’ai rien à faire
puisque j’attends.
Je tends
l’immobile feston de mes propres gelures
aux berges des saisons
Anne Pierjean
*2
Elle vint
Il ôta le vent de ses épaules
fit glisser de ses hanches
les neiges du voyage.
Il lui demanda d’oser dire.
Elle parla avec audace
d’un jardin déserté
de trois ou quatre bouleaux trahis
d’un pacte avec les loups.
Il lui offrit la première lampe
du soir.
André Schmitz, poète belge.
* * * * * *
Lier, nouer, tisser, bouts de ficelle,
de Jean-Mehdi Grangeon,
Les mots se mêlent aux odeurs gourmandes de la cuisine et trament les petites comptines dont la chute se joue souvent à la dernière cuillère de floraline. Poussés par les vents du Vercors, ils racontent la grande Histoire qui résonne des claquement de sabots et des voix fortes des anciens courbés aux champs. Leur simplicité et leurs notes aimantes suffisent à apaiser les petites blessures de l’âme.
Lier le quotidien de nos vies aux racines paysannes et aux terres fertiles veillées par les armées de noguièrs et la grande Bastille du Sud.
Nouer nos pensées à celles de ces êtres braves et fiers sacrifiés dans l’effervescence du maquis.
Tisser les générations telles des abécédaires de dentelle et lancer des ponts d’amour entre la Drôme et le ciel.
Les mots sont des bouts de ficelle qui brodent les imaginaires et se transforment en bouts de vie; détachés de leur pelote, ils s’émerveillement de l’éclosion d’une pivoine ou du souffle court de la petite micheline bleue s’en revenant de Digne-les-bains .
Lier, nouer, tisser, bouts de ficelle, au crépuscule du jour les mots épousent enfin les silences de l’instant exact; lucides, les pieds enracinés dans une terre inondée de lumière, les hommes sentent pour la première fois le souffle du temps battre la mesure de l’existence.
Lier, nouer, tisser, bouts de ficelle, les mots sont éternels.
* * * * *